Phantom of the Paradise de Brian De Palma : enfer et paradis à la fois

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Le pacte avec le diable est l’un des mythes les plus éclairant de la condition humaine. Dans le Faust de Goethe, il traduit le désir de la connaissance absolue. Dans le Portrait de Dorian Gray de Wilde, il reflète le désir d’immortalité, qui préserve la beauté des atteintes du temps. Dans les récits qui circulaient à travers le Delta du Mississippi au début des années 1930, il rend compte de l’angoisse de l’artiste en quête d’inspiration. C’est ainsi que le bluesman Robert Johnson aurait vendu son âme au diable, rencontré à un carrefour (crossroad), en échange du don de la musique. Sa mort à 27 ans (âge maudit du blues-rock) fit le reste : le mythe de Faust allait devenir partie intégrante des légendes qui entourèrent l’avènement du blues-rock dans le swinging London et l’on retrouve son ombre lointaine aussi bien dans la reprise de Crossroad (une chanson de Robert Johnson) par Cream que dans les allusions mystérieuses au rachat par Jimmy Page du manoir de l’occultiste britannique Aleister Crowley où, dit-on, le guitariste de Led Zeppelin pratiquait la magie noire, peut-être mû par le désir de vendre son âme pour un riff de guitare.

C’est dans la continuité de ces légendes aux relents de souffre que se situe Phantom of the Paradise (1974) de Brian de Palma, le plus fabuleux opera rock jamais filmé qui a gardé au fil des années un pouvoir de fascination intact, comme s’il y avait là aussi quelque pacte caché avec une autre puissance, celle du cinéma cette fois. Cette pérennité tient à la fusion idéale que réalise le film entre le blues-rock et l’image. C’est l’histoire d’un artiste volé, Winslow Leach (William Finlay), un auteur-compositeur naïf qui se fait subtiliser sa musique par Swan (Paul Williams), producteur de musique et propriétaire de la maison de disques Death Records. Trahi, pourchassé, défiguré, Winslow Leach revêt pour se venger les habits et le masque du Fantôme du Paradis, le temple de la musique ouvert par Swan (on reconnait ici une autre influence du film, celle du Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux, mais elle est négligeable par rapport au mythe faustien qui étend son ombre sur l’ensemble).

La bande-son de Paul Williams, exceptionnelle, marie la pop, le glam rock de David Bowie et le rock saturé de Led Zeppelin. Par son caractère mélancolique, par ce spleen existentiel propre au blues, par l’énergie dont le rock est prodigue, elle projette dans le champ musical l’indicible douleur de Winslow Leach, l’artiste volé. L’angoisse de l’échec est le principal lot de l’artiste, mais l’angoisse de la dépossession de ses créations en est un autre ; c’est elle que ressent Winslow Leach et qu’a eu à connaitre Brian de Palma lors de sa première expérience cinématographique pour un grand studio. En 1970, la Warner lui retira brutalement tout droit sur Get to know your rabbit qu’il venait de réaliser et dont le montage se fit sans son aval. Swan et Death Records, c’est De Palma qui se venge des grands studios, grimés ici en Leviathan diabolique contrôlant le système et détruisant les artistes. Pactiser avec les grands studios que représente Swan, cet être double mi-Dorian Gray, mi-Méphistophélès, c’est pactiser avec le diable, un état d’esprit caractéristique du Nouvel Hollywood. De Palma fait valoir ses droits d’artiste dépossédé en utilisant la musique et l’image pour crier son indignation.

C’est une descente aux enfers (car ici, le Paradis est un enfer) que raconte Phantom of the Paradise. Alerte, se faufilant partout, la caméra de De Palma semble saisir les plans au vol, par effraction, capturant la douleur de Winslow Leach tout en le cernant de toute part. Dès le début, Leach est observé d’en haut par Swan et encerclé par la caméra, qui l’entoure par un de ces mouvements circulaires qu’affectionne De Palma. Leach est entré dans un cercle de l’enfer dont il est maintenant prisonnier et tout le film le verra tenter de s’en délivrer sans y parvenir, le cercle prenant des formes multiples (salle de concert, disque, studio d’enregistrement) mais restant toujours infranchissable. Même sous l’avatar du fantôme du Paradise (qui représente une première mort, une autre entrée en enfer), Leach continue d’être berné par Swan car artiste. Ici, l’artiste, qu’il soit vivant ou mort, est toujours prisonnnier du cercle ; c’est son talent qui le rend maudit, de même que c’est le grand savoir de Faust qui le soumettait à la tentation d’un savoir plus grand encore. A la différence de Faust, Leach, ce grand oiseau apeuré, n’a rien demandé, il voulait juste qu’on reconnaisse son talent, il est volé à cause de lui, puis il est dupé par un Swan plus machiavélique que dans le mythe, plus cruel que Mephistophélès, et qui lui fait signer un contrat scellant son enfermement définitif dans le cercle infernal, le dépossèdant de son talent, de son corps, de son âme, jusque dans la mort. Même Phoenix, la Marguerite de ce Faust masqué, à laquelle Jessica Harper prête ses grands yeux et ses traits de femme-enfant, ne pourra le sauver. A l’extérieur du cercle, le public du Paradise, dont De Palma fait une grande masse hystérique et complice des noirs desseins de Swan, en demande toujours davantage, ne distinguant plus ce qui relève du simulacre et ce qui relève du réel.

La compassion que ressent De Palma pour son alter ego lui permet d’ajuster ses mouvements de caméra à la musique, de rendre compte dans l’ordre figuratif de l’énergie et du spleen du rock des années 1970 (ce qui nécessite une dose d’excès et de folie dans la mise en scène, De Palma multipliant avec son brio habituel les split-screens, les surimpressions, les regards caméra, les angles étranges, qui confèrent un caractère baroque à l’ensemble), tandis que Paul Williams fait entendre la douleur de Leach dans ses superbes chansons. Caméra et musique sont ici comme des démons qui se nourrissent de l’artiste, le condamnant progressivement à l’effacement et à la folie. Le cinéma est un enfer nous affirme De Palma. Le cinéma est un paradis, nous répond sa mise en scène.

Strum

PS : Phantom of the Paradise vient d’être réédité chez Carlotta en version restaurée.

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18 commentaires pour Phantom of the Paradise de Brian De Palma : enfer et paradis à la fois

  1. kawaikenji dit :

    Ca fait mal aux yeux, aux oreilles, la musique (du bon gros hard rock FM comme on disait à l’époque) était déjà ringarde à la sortie du film…

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    • Strum dit :

      Tes notions de rock me paraissent douteuses, en particulier sur ce qu’est le hard rock FM qui vient des années 1980. La musique du film déjà « ringarde » à l’époque est une autre affirmation singulière. Plusieurs chansons du film inspirèrent d’ailleurs le Pink Floyd de la fin des années 1970. Pour ma part, je trouve la musique du film fabuleuse, notamment les nombreuses ballades au piano de Paul Williams (tu les auras oubliées sans doute), mais je reconnais volontiers qu’aimer le rock très mélodique des années 1970 (c’est mon cas) aide à aimer le film.

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      • princecranoir dit :

        Paul Williams est immense dans ce film (sauf peut-être par la taille), tant par son interprétation que par sa BO qui, loin d’être le « hard FM » dénoncé plus haut, compose un opéra allant d’une pop fruitée (« l’ouverture très Beach Boys ») au Glam rock pur et dur parfaitement de son temps : Beef sappé comme Gary Glitter. Quant aux ballades, elles sont superbes, notamment celle qu’il chante lui-même lorsque Winslow compose sa cantate.
        J’adore ce film, mon De Palma préféré. Je crois que ça se lit et peut-être même que ça s’entend.

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  2. Ronnie dit :

    Pitin j’ai programmé Old Souls pour ce w-e, les grands esprits bla bla quoi ……
    Pour le reste je plussssssssoie naturellement, ‘La musique du film déjà ringarde’ j’ai failli m’étouffer là 🙂

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  3. princecranoir dit :

    Je suis de ton avis de la première à la dernière note. Du Gaston Leroux électrifié façon Ziggy Stardust, sans compter la « touch » (comme dirait Paul Williams accompagné de ces autres génies masqués que sont les Daft Punk) de De Palma à son meilleur.

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  4. Strum dit :

    Oui, Rod Sterling lui-même (je crois d’ailleurs me souvenir que tu es un grand amateur de la Twilight Zone).

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  5. Mon De Palma préféré aussi. Un pastiche très réussi du pacte Faustien fondu avec les mythologies du rock. Celui des des années 50 façon American Graffiti, au début (« goodbye Eddie), la pop des Beach Boys de 1966 (« Upholstery »), le « shock-rock » d’un Alice Cooper, voire Kiss (The Undeads-« Somebody super like You ») et le glam rock d’un David Bowie (le show hilarant de Beef finissant électrifié).
    Les compositions de Paul Williams évoquent en effet les « singers-songwriters » à la Elton John (années 70-75) et le rock mélodique américain de cette époque. La musique est superbe et c’est certainement le seul film qui réconcilie les amateurs de rock et de cinéma. La trouvaille de Death records est géniale et me rappelle une phrase de Pete Townshend (The Who) disant que les maisons de disques se nourrissent du cadavre des artistes.

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    • Strum dit :

      Oui, tout à fait – j’aime bien la citation de Townshend ; je n’avais pas fait le rapprochement avec Elton John, mais vous avez raison, il y a de cela même si je préfère les compositions de Paul Williams. Pour l’anecdote, Death Records devait s’appeler Swan Records mais ce fut impossible pour des raisons de droit car le nom était déjà pris par le label de Led Zeppelin (Swan Song Records) – Beef a d’ailleurs un côté Robert Plant parfois.

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  6. tinalakiller dit :

    J’aime en général beaucoup le cinéma de De Palma mais celui-ci… ça reste mon préféré ! 😀

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