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16 décembre 2018 7 16 /12 /décembre /2018 01:26

Viggo Mortensen m’a surpris. Il était présent lors de l’avant-première du film à Paris. Arrivé très humblement sur scène, il est venu parler quelques petites minutes du film et de sa conception. D’une voix douce et calme il s’est exprimé en français. Eh bien je ne savais pas qu’il parlait notre langue. Souvent les vedettes viennent accompagnées d’un traducteur, parfois elles font un petit effort pour prononcer quelques mots répétés pour l’occasion, ou alors elles peuvent tenir une conversation mais avec fautes de conjugaisons, articles inappropriés, mots de vocabulaires manquants etc. Mais le Viggo, non, il n’est pas de cette trempe. Il est bilingue. Et je vais vous dire : il parle beaucoup mieux que moi et peut-être même que vous. Même s’il hésite un peu, sa voix est posée, les idées sont claires, le débit est maîtrisé, il emploie des mots tels que « occurrence », bref, il assure grave. Et avec son look de beau gosse, sa présence simple et son attitude réservée, il a la classe. Alors j’étais tout surpris de le voir s’exprimer si aisément. En y repensant, je me suis rappelé effectivement qu’il parlait déjà français dans LOIN DES HOMMES. Mais connaissait-il vraiment la langue ou avait-il appris son texte avec un répétiteur pour l’occasion ? (Cela se fait souvent, je vous conseille de regarder BELLE EPOQUE dans lequel Michel Galabru parle espagnol, c’est assez croquignolet.) En écoutant le timbre si velouté de Viggo, je me disais que c’est une information qui mériterait d’être portée à la connaissance de nos producteurs et réalisateurs. Voilà une idée fabuleuse pour une production française de pouvoir bénéficier du talent de cet acteur exceptionnel. C’est Viggo, mais c’est tant d’autres. Il existe beaucoup de comédiens bilingues auxquels nos productions ne pensent pas soit parce qu’elles ne le savent pas, soit parce qu’elles sont persuadées qu’ils n’accepteront jamais.

 

               Cessons là nos mondanités, et venons-en à ce qui nous occupe aujourd’hui. Drôle de coïncidence, la dernière fois nous nous étions arrêtés sur une histoire vraie que nous narrait Frédéric Tellier dans SAUVER OU PERIR, cette fois-ci nous remettons les pieds dans les mêmes savates et vous servons une autre histoire qu’elle est vraie qu’elle est vécue, mais cela se passe aux States d’Amérique et dans les années 60.

 

C’est Peter Farrelly qui s’y colle. Mais oui, ce n’est pas la peine de prendre cet air contrit et interrogatif, ce nom vous dit quelque chose, c’est normal. Seulement vous aviez plutôt l’habitude de le voir combiné à un autre nom, celui de son frère : Bobby Farrelly. Mais oui, mais bien sûr !!! Les frères Farrelly de DUMB AND DUMBER, ME, MYSELF AND IRENE ou encore THERE’S SOMETHING ABOUT MARY. Petite anecdote : le titre français de ce dernier est vraiment très chouette parce qu’en changeant une seule lettre, ça reste phonétiquement équivalent mais le genre du film devient tout à fait autre chose : MARY A TOUT PRIS. Ça marche aussi avec TOUS SUR MA MERE. Mais je digresse, je digresse… Les frères Farrelly, donc. Leur truc, c’est la farce. Ils ont beaucoup œuvré dedans pendant deux décennies. Et justement, avec THERE’S SOMETHING ABOUT MARY ils avaient réussi à se faire un nom, puisque le film avait très bien fonctionné, et représentait une sorte de nouveau souffle pour la comédie populaire. Malheureusement, ils n’ont jamais retrouvé ce succès, et il faut bien avouer que d’année en année leur cote s’est progressivement affaiblie. Si bien qu’aujourd’hui leur chemin se sépare et chacun s’en va explorer le cinématographe en solo.

 

               Peter a choisi d’aborder la ségrégation dans le sud des Etats-Unis, quelques temps avant que les lois Jim Crow ne prennent fin. Son film est un road movie au cours duquel un blanc est payé pour être le chauffeur d’un noir pendant 8 semaines. Ce qui est l’occasion de dresser un tableau de la ségrégation en vigueur dans cette partie du pays, réputée pour être la plus féroce. Et alors là… Passer de la farce à une thématique si forte, rien que ça… Eh bien, moi ça me plaît bien. Alors qu’il s’était spécialisé dans un domaine très particulier, non seulement pendant vingt ans, mais qui plus est en binôme, Peter Farrelly change du tout au tout son fusil d’épaule. Là, c’est vraiment culotté, comme dirait Yannick Noah en Sloggi. Imaginez la croix et la bannière que cela a dû être pour lui, d’imposer ce changement de cap face à des producteurs ! Ce ne serait pas étonnant qu’il se soit fait rire au nez et claquer quelques portes au menton. Mais il y est quand même parvenu. A moins qu’en Amérique les étiquettes ne soient pas aussi difficiles à retourner qu’en France. Chez nous, il est extrêmement difficile de sortir de la catégorie dans laquelle vous êtes catalogués. En tout cas, Peter Farrelly dirigeant GREEN BOOK, je ne vois absolument pas pourquoi cela serait sujet à préjugés. J’ai toujours pensé que les réalisateurs envisageaient leur métier exactement de la même manière que les acteurs. Quand il apprend son métier, un comédien apprend à jouer, il n’apprend pas un genre. Il apprend une technique, dont les composantes peuvent varier d’un genre à l’autre, et parfois d’un auteur à l’autre. Par la suite, s’il n’œuvre que dans un seul genre c’est uniquement par choix. Prenons l’exemple de Bourvil et Louis de Funès, deux grands acteurs de comédie. Le premier a énormément tourné de comédies, mais il a aussi accepté pas mal de rôles dramatiques ; il excellait dans les deux. De Funès, lui, a choisi sciemment de n’opter que pour le comique. On est acteur avant d’être comique. Ou spécialisé dans un autre genre. Mais le comique est l’exemple idéal car nous avons souvent l’impression que certains ne voient que des comiques et pas des acteurs. Ils les cataloguent et puis ils s’extasient quand, tout à coup, certains changent de registre. Comme s’ils n’étaient pas capables de jouer autre chose. C’est l’effet Coluche dans TCHAO PANTIN (où sa composition est très bonne mais pas aussi extraordinaire qu’on a pu l’écrire, même malgré son César). Eh bien pour les réalisateurs c’est exactement pareil. L’aptitude prime sur la spécificité. C’est bien pour cela que Peter Farrelly a la réalisation de GREEN BOOK, sur le papier ce n’est pas plus aberrant que Benoît Poelvoorde dans ENTRE SES MAINS.

 

               Autant vous l’avouer tout de go, les films des frères Farrelly ne me font pas rire. Ce n’est pas mon humour, ce n’est pas mon cinéma, ce n’est pas ma came. Aussi suis-je curieux de voir comment Peter est parvenu à se désolidariser de Bobby, vu qu’il prétend se frotter au dossier épineux du racisme systémique, qui gangrène encore aujourd’hui l’Histoire des Etats-Unis. Pas facile à aborder d’autant que le problème est régulièrement exposé au cinéma de manière plus ou moins réussie, et je dirais « plus » dernièrement avec les formidables O.J. : MADE IN AMERICA, 13TH, I AM NOT YOUR NEGRO, DEAR WHITE PEOPLE et cette année BLACKKKLANSMAN. Il a tout de même eu sa chance, le Peter, alors allons-y, parlons du film, nous allons voir qu’il ne s’est pas complètement renié, et qu’il ne prétend pas forcément s’intéresser à ce qui excite nos pupilles au premier abord.

 

               GREEN BOOK est une histoire qui nous est racontée par le prisme de Viggo Mortensen. Il campe un italo-américain qui doit conduire Mahershala Ali de ville en ville. Celui-ci est un pianiste de renommée qui doit donner toute une série de concerts. Alors ça commence en bonne et due forme. Présentation des personnages. Exposition de l’enjeu. Deal. Et allez, hop ! Nous voilà partis pour un long périple à condition que Viggo soit revenu à Noël pour passer les fêtes en famille. Tout ce début aurait pu aller beaucoup plus vite mais Peter Farrelly prend le soin de s’attarder sur ses personnages et principalement sur celui joué par Viggo Mortensen. Au Copacabana, c’est le videur chargé de mettre dehors les indésirables. Sauf que c’est un malin, le Viggo. Au vestiaire, il obtient que la jeune femme qui s’en occupe lui remette le chapeau du chef de la mafia locale. Plus tard, il le remettra à son propriétaire qui l’avait cherché partout, refusant que celui-ci le récompense financièrement pour finalement mieux accepter. Rusé comme un goupil. Un vrai débrouillard, quoi. Faut dire qu’il a une famille à nourrir et que l’argent est le nerf de la guerre. Or, le Copacabana va fermer et il va bien lui falloir trouver de l’argent par d’autres moyens. Pourtant, ce n’est pas le genre à tremper dans les affaires louches. Honnête autant que faire se peut, homme de parole, père et mari aimant, il ne se gêne cependant pas pour mettre à la poubelle deux verres dans lesquels des ouvriers noirs avaient bu après être venu faire quelques réparations chez lui. Il n’en faudrait pas plus pour crier au raciste. Mais ce ne serait pas tout à fait juste. D’abord parce qu’il existe plusieurs strates de racisme, et puis surtout parce qu’il l’est tout autant que peut l’être Louis de Funès dans LES AVENTURES DE RABBI JACOB. Il est avant tout mu par des préjugés sociétaux. En fait, comme souvent, il est totalement étranger à la culture afro-américaine et n’y comprend rien (à quelques exceptions musicales près). Alors son système de protection revêt la forme d’une espèce de principe de précaution : il ne prend aucun risque. Ceci étant posé, le film va pouvoir s’ouvrir à nous et son enjeu nous être révélé.

 

Il était nécessaire d’informer le spectateur de tous ces éléments puisque la personne qu’il doit conduire est noire. Mahershala Ali campe ce virtuose du piano avec un recul et une hauteur qui pourraient le faire passer pour méprisant et dédaigneux. Là encore, ce n’est pas tout à fait correct, et contrairement à Viggo Mortensen, il gardera son ambiguïté quasiment jusqu’au bout. Ce qui est sûr c’est que ses allures snobs, sa dégaine tirée à quatre épingles, son vocabulaire recherché, tout chez lui s’oppose aux manières de son prolétaire de chauffeur qui est rustre, bas de plafond et sans gêne. Le conflit de classes va pouvoir s’amorcer.

 

Viggo est chargé de conduire Mahershala dans certaines villes, mais aussi de veiller sur lui pour qu’il ne lui arrive rien. Ça tombien puisqu’il a les qualités nécessaires pour mener à bien sa mission, et conduire un Noir à travers les Etats les plus ségrégationnistes de l’époque ne l’effraie pas. Pour l’aider, on lui remet le livre qui donne son nom au film et qui a véritablement été publié chaque année de 1936 à 1966. Il s’agit de « The negro motorist green book », un manuel qui compilait les endroits où pouvaient dormir et manger les afro-américains, sans risquer de se faire molester. Pour Viggo, pas de problème, il dormira dans les hôtels réservés aux Blancs. Ambiance.

 

Bon, en fait, cette petite virée au pays des racistes, tu sens qu’elle va charrier son lot habituel de morale déjà toute acquise à la cause. Evidemment, la discrimination ce n’est pas sympa-sympa, à cette époque ce que vivaient les Noirs ce n’était vraiment pas cool, mais finalement, aussi différents puissions-nous être, au fond, nous sommes tous pareils, parce qu’on a tous besoin de la même chose, un peu d’amour et de bienveillance. Oui, nous voyons très nettement arriver le cortège et toute sa panoplie. Même qu’il y a un petit peu plus dans la balance. Je laisse ?

 

               Lorsque le film démarre, la route n’est pas encore au programme mais elle est déjà toute tracée. Evidemment, tout sent un peu le décorum des années 60. Les décorateurs et costumiers ne parviennent pas à faire oublier l’effet « défilé de mode ». C’est assez propre et lisse. Narrativement, nous sommes dans du linéaire pur jus. Les faits s’emboîtent chronologiquement. Les pièces du puzzle se mettent en place avec logique et coordination. C’est ce qu’on appelle du travail bien fait, et parce qu’il est trop bien fait il en devient scolaire. Tout cela donne l’impression d’un film bien trop produit, je veux dire par là qu’il est très perceptible que la production a extrêmement bien verrouillé tous les aspects du film en amont, et qu’une fois le tournage arrivé, le film est déjà figé. C’est bien là le problème. Peter Farrelly ne parvient pas à faire mieux que de filmer autre chose que son scénario. Vous me direz que c’est déjà pas mal. C’est vrai. Et c’est ce qui fait que nous sommes plein d’attentes, sans qu’elles ne soient comblées. Il manque de petites aspérités, des saillies libératrices, quelques fulgurances pour dynamiter le récit, des appels d’air capables donner du relief et par-là d’insuffler un style plus personnel. Et la première résultante de tout cela est une manière de filmer assez banale et anonyme. Notons tout de même l’effort fait sur la photographie, le travail sur la direction d’acteurs ou le montage, nous allons y revenir. Autant la folie humoristique qui caractérisait les films que Peter réalisait avec son frère, en faisait leur touche tout à fait reconnaissable, autant GREEN BOOK manque de folie de mise en scène. Pourquoi pas de cadres un peu inattendus, d’ellipses fofolles, d’ambiances plus tranchées ? Le film reste sage, et sombre petit à petit vers un consensuel de bon aloi. Difficile, dès lors, de rendre compte de l’horreur du ségrégationnisme qu’ils traversent. L’homosexualité de Mahershala Ali semble aussi abordée de manière obligatoire. Etant donné qu’il s’agit d’une composante importante de la vie du Dr. Don Shirley, cela nous donne l’impression que les producteurs l’ont traité comme un passage obligé, craignant de se voir reprocher son absence du scénario le cas échéant. Il n’empêche qu’elle ne fait l’objet sue d’une seule séquence, comme s’il était inconfortable de mêler cette donnée à d’autres moments de l’histoire. En fait, chaque sujet qui prête à caution est relégué au second plan, montré sans être traité, pour essayer de ménager un maximum de spectateurs. Néanmoins, il convient d’opposer à ce que nous venons d’exposer, une scène assez belle et touchante concernant la ségrégation de cette époque. Elle se situe au moment où les deux hommes sont en voiture et passent non loin d’un champ où s’affairent des travailleurs Noirs. Ces derniers s’arrêtent un temps et regardent Mahershala toujours aussi bien habillé, assis à l’arrière de sa voiture. Lui-même tourne la tête vers eux. Rien ne se dit et pourtant il passe dans ces regards des échanges à la fois opposés et si proches, qu’ils offrent une respiration bienvenue, mais malheureusement bien trop rare dans ce film.

 

               Il est difficile d’exiger de Peter Farrelly qu’il traite le racisme sous le même aspect que Steve McQueen avait pu aborder l’esclavagisme dans 12 YEARS A SLAVE, c’est-à-dire sous son aspect le plus abject, pour la simple et bonne raison que ce n’est pas le sujet du film. Tout au plus la toile de fond. En fait, ce à quoi nous convie Peter Farrelly c’est à une comédie. Il est là l’héritage de toute première période de cinéaste. Mais pas en convoquant la farce ou le mauvais goût de ses précédents films. Ici, il s’agit d’un humour plus conventionnel, moins délirant, plus subtil (sic !) Et je dois dire que ça fonctionne très bien. Ce qui est tout à fait normal car Farrelly joue sur le plus important levier de mise en scène qui soit : le montage. La comédie passe par les acteurs et l’écriture à nombreuse reprises, mais dès qu’il peut user d’un effet comique généré par le montage, il ne s’en prive pas. Très bien vu, amigo. C’est ainsi que des gags fonctionnant par ellipses agissent par décrochages temporels. Dans un premier temps, le gag se met en place, puis, par un effet de montage, la conséquence du gag crée le rire. Peter Farrelly use de ce procédé tout au long du film, en y ajoutant des différences de conception. Parfois, le gag est oral et l’ellipse sert juste à montrer sa conséquence visuelle. Ce rôle de marqueur temporel crée ces petits soubresauts dont nous parlions juste avant, ceux qui amènent les différences de rythme, le léger relief qui empêche le film de sombrer dans la monotonie. C’est extrêmement plaisant et joyeusement rafraichissant.

 

Outre cela, nous l’avons dit, le comique du film s’appuie aussi sur les deux protagonistes qui livrent une partition plus que convaincante.

 

Viggo Mortensen est une fois de plus impeccable. Voilà un comédien aux multiples facettes qui est tout aussi bien crédible en espagnol (ALATRISTE) ou en autrichien (A DANGEROUS METHOD) qu’en italo-américain ici-même. Pour ce faire, il a bien sûr adopté l’accent ad hoc, mais il a également travaillé ses gestes, ses attitudes, ses postures, tout ce qui donne une note plus méditerranéenne à son caractère. C’est absolument exquis de le voir parler avec ses mains, par une chorégraphie tout à fait consciente, qui fait de son approche un véritable travail d’orfèvre. Regardez aussi ce qu’il fait lors de sa première rencontre avec Mahershala Ali. Alors qu’il attend ce dernier, il s’assoit et toute sa gestuelle finement dentelée, est autant d’indications qui ne sont certainement pas issues du scénario mais bien nées de la force de proposition de Mortensen, et qui définissent de manière non verbale le caractère du personnage et le milieu social duquel il est issu. Rien que ça. Et en plus c’est drôle ! Registre dans lequel nous n’avons pas l’habitude de le voir évoluer. Son sens de la comédie associé à sa composition qui esquive le surjeu, imposent une drôlerie savoureuse. Qui plus est, en dehors des standards et des tics que nous retrouvons de comique en comique. Non, Mortensen, lui, amène ses propres figures personnelles de comique, ne cédant à aucune facilité, ne condamnant jamais les défauts de son personnage, et ce malgré son apparente rusticité. Mais ce n’est pas tout. Pour ce rôle de morfale, il a pris du poids et apparaît à l’écran bouffi de 10 à 15 kilos (à vue de nez). Beaucoup d’acteurs n’auraient accordé à cette donnée qu’une fonction informative sur le personnage, mais Mortensen s’en est emparé avec délice, pour en faire une composante majeure de sa bouffonnerie. La manière dont il mange et la manière dont il parle de la nourriture sont autant de détails dont la générosité crée l’empathie pour le personnage. En d’autres mots, c’est une manière de montrer le versant positif de Tony Lip lorsque le scénario commence par en exposer le versant négatif. Chapeau, l’artiste ! Comment se fait-il donc qu’il n’ait pas plus exploité son talent comique auparavant ? En tout cas, bravo à Peter Farrelly pour avoir pensé à lui (et insisté, puisque Mortensen avait rejeté l’offre en premier lieu).

 

Face à lui, Mahershala Ali campe un musicien révéré tout en réserve. Lui aussi fait de la précision une arme redoutable pour sa composition de personnage. Plus opaque, il est en accord avec l’indéhiscence du film qui ne livre que par petites touches ses vérités cachées. Nous avons vu que Peter Farrelly a gommé le ton de la farce, mais il en a gardé un élément constitutif qu’il a édifié comme principe fondateur dans le rapport de ces deux hommes. Plus précisément, leur duo fonctionne sur le principe de l’auguste et du clown blanc. Dans le rôle le plus ingrat, Mahershala mise sur la délicatesse et la préciosité comme autant de carcans qui enferment, à l’instar de la méconnaissance que déploie Viggo Mortensen. Même si sa grande justesse est une des forces inébranlables de son personnage, nous avons pourtant trouvé que sa composition tombait dans la caricature lors des purs moments de comédie (la scène de dégustation du poulet frit). Mais assurément, leur complémentarité est l’atout majeur sur lequel mise Peter Farrelly pour faire de GREEN BOOK un réel produit d’entertainment.

 

Ne terminons pas sans mentionner Linda Cardellini, la délicieuse adolescente de la non moins sublime série avortée « Freaks & geeks », dont la présence n’a aujourd’hui plus rien de pubère. Là encore très bien dirigée, elle donne du corps à un personnage secondaire qui doit être suffisamment fort lors de ses brèves apparitions. Elle est un soutien solide et agréable à retrouver.

 

               Arrivés à ce stade, les copains, vous vous dites que nous vous avons parlé de beaucoup de choses sur le film et que, finalement, vous avez l’impression de ne pas en savoir grand-chose. Pour tout vous dire, c’est à peu près équivalent à ce que nous avons ressenti au fur et à mesure de la projection.

 

Il est très difficile de savoir si Peter Farrelly nous abreuve de fausses pistes pour nous emmener vers une conclusion en forme de trompe l’œil, ou s’il manœuvre en s’approchant de diverses considérations sans en faire l’arche de sa démonstration parce qu’il n’a ni les compétences de les traiter ni l’envie. Et forcément, si l’on pense que ce n’est rien de de tout cela, c’est forcément un peu des deux.

 

Lorsque le film fixe l’enjeu de la rencontre entre les deux personnages principaux, il est clair que le road movie va s’axer autour des concerts de l’artiste et de la dextérité de Viggo Mortensen à faire en sorte que Mahershala Ali arrive en temps et en heure. Mais, très vite, toute cette problématique devient sans intérêt. Les quelques faits énoncés au début du film prennent alors tout leur sens en s’ajoutant aux interrogations qui tournent autour de la question raciale. A présent, c’est le positionnement vis-à-vis des problèmes de la ségrégation et du racisme qui prennent le pas et innervent le film. Mais toujours en surface, jamais de manière déplaisante ou choquante pour le public. A la manière de petits constats qui émaillent le métrage. En refusant de fouiller plus avant la thématique, GREEN BOOK évite autant qu’il peut toute démonstration, toute dénonciation, tout rapport de force. Alors, il apparaît que Peter Farrelly se contente de dépeindre une société à un moment de son Histoire, que les différents lieux, les différentes rencontres, les différents échanges entre tous les personnages sont placés comme des bribes de témoignages. Jusqu’à ce que tout cela converge vers nos deux protagonistes et que GREEN BOOK se révèle finalement être tout simplement un buddy movie. Exit toute comparaison avec DRIVING MISS DAISY, la finalité n’est clairement pas la même. GREEN BOOK serait plus proche du TRAINS, PLANES & AUTOMOBILES du grand John Hughes. Ou comment deux hommes que tout sépare vont s’apprivoiser et apprendre l’un de l’autre, jusqu’à s’apercevoir qu’ils sont plus proches qu’ils ne le croyaient. C’est beau l’amitié, sortez les violons, et ne laisse pas traîner ton fils, si tu ne veux pas qu’il glisse. Pas vraiment original, et même un peu trop naïf aux entournures. A l’image de cette dernière séquence digne d’un Ron Howard, imprégnée de bons sentiments mielleux et d’une happy end débile, qui laisse un arrière-goût de candeur suprême. A défaut de pouvoir mettre les mains dans le cambouis, le tableau que dresse le réalisateur permet d’établir une comparaison avec le racisme d’aujourd’hui. Lorsqu’il s’attache à des faits concrets, il désigne nettement l’évolution que connaîtra le pays (même si, vous l’avez compris, l’action prend place aux Etats-Unis pour dire qu’elle se passe un peu partout dans le monde). Encore une fois, c’est un peu comme si Farrelly ne montrait qu’un côté de la médaille, comme s’il pouvait être rassurant de se dire que, dans la forme, le peuple Noir est loin de ce qu’il pouvait vivre dans les années 60. Mais dans le fond ?... Hein ?... Dans le fond, camarade ?... Eh bien, malgré tout cela, la convergence de tous ces points amène à la conclusion que ce livre vert, c’est peut-être bien Viggo Mortensen lui-même. Peut-être bien que Peter Farrelly a emprunté toutes ces voies pour parvenir à ce constat amer qui rend révoltant l’existence d’un tel ouvrage, mais dont il faut pourtant reconnaître l’utilité salvatrice.

 

Le film de Peter Farrelly est donc une sorte patchwork pas désagréable à suivre, et même plutôt amusant, mais trop soucieux de ne fâcher personne et de rassembler tout le monde (ce qui est bien évidemment contre-productif). Farrelly peine à entrer dans le corps des choses et passe même littéralement à côté de la quête initiale. Alors qu’au début il tente de nous faire croire que le dessein de ce voyage est de mener à bien une série de concerts, c’est vers la fin que nous apprenons que ce périple a un but bien précis. Par deux fois ce sont les musiciens accompagnateurs de Mahershala Ali qui balancent la patate chaude. La première fois ils en informent Viggo Mortensen, la seconde ils lui expliquent. C’est par ce genre de maladresse que GREEN BOOK s’enfonce dans un didactisme inutile, qui explique au spectateur une chose que son intellect lui permet parfaitement de déduire. Voilà un beau cas d’école ! Là où les producteurs, les scénaristes, les réalisateurs craindront toujours ne pas être assez clairs, assez compréhensibles, le spectateur, lui, détestera toujours qu’on le prenne par la main, comme un enfant qu’on aide à traverser la route. Ce qu’il veut c’est avoir un coup d’avance !

 

               GREEN BOOK est échafaudé de manière à pouvoir panser les plaies. D’une part il est censé pouvoir rassurer le Noir en lui prouvant que le Blanc peut se défaire de son racisme, et d’autre part, il débarrasse le Blanc de toute culpabilisation en valorisant le pouvoir vertueux de sa rédemption. Evidemment, il n’y a qu’un seul gagnant dans l’affaire.

 

Cette vision conservatrice peut tout à fait se rapprocher du DRIVING MISS DAISY de 1989. Lors de la cérémonie des oscars, l’année suivante, il gagna l’oscar du meilleur film. Au même moment, un autre film abordait de front la même problématique, de manière plus responsable et en mettant le doigt sur les vrais problèmes, le tout sans sacrifier à la fiction. Il s’agit de DO THE RIGHT THING de Spike Lee. Il ne fut même pas nominé à l’oscar. Il est étonnant de constater que Bruce Beresford n’a réalisé depuis que des films mineurs, et Spike Lee, même si la verve revendicatrice de ses débuts a muté, continue à exercer son regard critique et acerbe. Il a notamment réalisé l’un des films les plus chouettes de cette année : BLANKKKLANSMAN, qui recense pas mal de similitudes avec GREEN BOOK. Les nominations pour les oscars 2019 n’ayant pas encore eu lieu, il pourrait être intéressant de suivre la cérémonie pour vérifier si le fossé s’est réduit ou a continué à se creuser depuis 1990, et par là même depuis la ségrégation. Néanmoins, sans attendre cette manifestation, le seul GREEN BOOK nous permet de tirer certaines conclusions d’une manière de procéder encore trop vivace.

 

Les films qui osent aborder le racisme à travers les yeux d’un Noir sont encore trop peu nombreux. Encore aujourd’hui, lorsque c’est un Blanc qui est détenteur de l’histoire, ceux qui sont persécutés sont relégués au second plan. C’est le cas dans GREEN BOOK. Et Mahershala Ali n’est nominé qu’en tant que second rôle aux Golden Globes ! Sous couvert de bons sentiments et d’une morale non objectable, chaque film fait mine de traiter de la discrimination alors qu’en fait il se concentre sur la rédemption du Blanc. Les exemples sont légion : LOVE FIELD, THE HELP, CORRINA, CORRINA, SELMA, THE BLIND SIDE, AMISTAD, HIDDEN FIGURES, THE GREEN MILE, FREEDOM WRITERS, BLOOD DIAMOND… Le Blanc garde le beau rôle et n’a pas à souffrir d’une supposée ascendance que pourrait prendre le Noir sur lui. Et même quand il ne s’agit que de symbolique, cela reste quand même une forme de discrimination. Aujourd’hui, le racisme a changé. C’est fini l’image du Noir qui se fait lyncher en public. Ce n’est plus ça le racisme. L’image est devenue trop identifiable. Attention, je ne dis pas que cela n’existe plus, mais celui qui fait ça est trop stupide pour ne pas avoir accès aux nouvelles formes d’oppression, celles qui sont drapées de manteaux plus sournois, plus insidieux. Ce qui reste pérenne c’est non seulement la représentation du Noir qui subit l’humiliation (bon, ça, c’est inhérent à l’histoire, on ne va tout de même pas interdire certains sujets), mais qui, en plus, doit s’en contenter car il n’y a pas d’autre solution que de souffrir. Soit le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Eh bien cela, en 2018, en 1990, en 1962, c’est inacceptable.

 

Les films sur la réconciliation existaient déjà lors de la ségrégation. THE DEFIANT ONES date de 1958. Et peu importe qu’ils soient de l’ordre du fantasme, de l’arnaque ou de la provocation, à part ceux de Spike Lee (et encore cela peut aussi s’expliquer par les évènements que traversaient les Etats-Unis à une certaine époque), ils sont peu nombreux à avoir allumé des mèches. Probablement parce qu’en désignant des coupables on ne crée pas d’union, on crée de la rancœur. Mais la vérité c’est que le véritable ennemi du Noir, ce n’est pas le Blanc, c’est le système lui-même. Un système assez peu contraignant somme toute. Il n’a rien contre ceux qui s’amusent de lui ou qui le dénoncent. Au contraire même, cela le nourrit. La seule chose qui le contrarie, c’est qu’on se lève contre lui, qu’on le remette en question, qu’on le combatte pour le renverser. Et il fonde toute sa détermination à vous rendre impuissants à engager ce type d’actions. Alors une comédie avec la ségrégation en toile au fond, c’est le premier acte d’une impossibilité à penser la situation, à élaborer une critique du système. S’attaquer au racisme c’est, au mieux, pousser à s’indigner, à trouver cela révoltant. Mais ça, peu lui importe au système. Il s’en moque royalement puisque ça ne lui fait aucun tort. Nous voyons bien qu’il va même jusqu’à adouber ceux qui le balancent. L’eau glisse, la caravane passe. Et par conséquent, il sera toujours plus facile de le pointer du doigt que de le faire vaciller, et vous aurez même le public pour vous soutenir. Dans ces conditions, nous continuerons malheureusement à avoir encore et encore des films comme GREEN BOOK.

commentaires

L
Excellente analyse, merci. J'ai eu le même arrière-goût après avoir vu ce film, ce "feel-good" movie qui, si j'ose dire, reste un film sur la ségrégation pour blancs.
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