Accéder au contenu principal

Un amour intact

 Avec "Trois souvenirs de ma jeunesse", Arnaud Desplechin rend surtout compte d'un amour, d'une passion trop grande et magnifique qui consume et détruit, qui renverse et fait sécession avec le monde alentour ; une passion adolescente, au plus fort de la jeunesse, un souvenir plus intense que le souvenir, mais aussi plus fragile, ténu, délicat et entêtant - LE souvenir qui hante encore et pour toujours nos jours et nos nuits, et qui porte un nom et un visage : Esther. C'est bien ici le seul qui importe vraiment, les deux autres ( l'enfance angoissée du revenant Paul Dédalus quand survenaient les accès de folie de sa mère décédée, et, plus tôt dans l'adolescence, un voyage scolaire en URSS placé sous le sceau de l’héroïsme ) ne formant au final qu'une rampe de lancement vers la rencontre avec l'inaccessible Esther, en dépit d'un même romanesque majestueux qui tous les irrigue. Ces deux premières formes du souvenir rompent avec l'ultime d'entre elles par l'absence du sentiment amoureux fou, caractérisé par une prodigalité de la démesure, de l'irrationnel, et même plus radicalement avec le souvenir lui-même tel qu'il est remémoré par cette dernière, pour dépeindre plutôt ( surtout en ce qui concerne l'épisode du voyage scolaire, la partie sur l'enfance de Dédalus ne s'étalant guère ), en regard de la puissance inébranlable et inégalable dont témoigne encore aujourd'hui le fantôme d'Esther, le fantasme d'une jeunesse déjà pétrie d'idéaux et sans peur, une idéalisation irréelle pour le commun des mortels d'un événement bien réel chez Paul. Elles n'ouvrent pas la voie, contrairement à la dernière - la plus pure et le cœur logique du film - à cette expérience, intime et personnelle à chacun, d'un reflux en amont des premières heures de nos passions sentimentales les plus brûlantes, de celles qui nous requéraient tout entier, et dont on découvre, troublés, qu'elles brûlent encore non seulement dans notre chair, mais aussi d'actualité. 

   Paul se souvient donc. Il quitte le Tadjikistan pour retourner en France, non à Roubaix mais à Paris, au Quai d'Orsay, où il s'apprête à prendre ses fonctions. Sauf que, cueilli par les services secrets à peine le pied posé sur le sol natal, il n'a d'autre choix que celui de se remémorer ce passé, et les souvenirs qui lui appartiennent... Se replonger dans cette jeunesse roubaisienne, lorsqu'il revenait le weekend de Paris, le temps de soirées passées à trop fumer et à enchaîner les vinyles, une époque génialement reconstruite, où l'on voudrait plonger maintenant, mais dont le glacis festif synonyme de liberté totale et de désinhibition ne cache que bien peu les rancœurs intérieures qui continuent de charrier le cours de la vérité des sentiments. C'est au cours de l'une d'entre elles que surgit un instant magique : Esther, fendant la foule du regard, recherchant Paul désespérément, en attente de quelque chose. Puis vient la naissance d'un amour, irrésistible, proche de l'immanence, tant ces deux-là se détachent du reste de leur communauté. Ils sont fictionnels au sein même de leur ville, de leur quotidien, ils sont "bigger than life" pour Roubaix et pour partout, avec un amour tellement différent, à leur image : Paul, cœur fidèle et beau parleur, perpétuellement droit dans la tempête. Esther, excessivité faite femme, baladant sa moue boudeuse, consciente de ses effets sur les hommes, également de la friabilité de ses désirs. Prisonnière de ses angoisses, et plus encore de son statut de Reine des coeurs, elle finira par abîmer cette fureur d'aimer dans les bras du "boulet provincial" Kovalki .

   Le film est un éloge sublime de la passion juvénile à son paroxysme, et de l'élèvement qu'elle procure. Ce dernier s'incarne aussi ici dans la dimension très écrite de l'ensemble ; la célébration ininterrompue de la beauté et de la richesse du français fait de Paul et Esther non pas un couple à part, mais une jeunesse entière à part, qui, à l'époque de celle montrée à son stade terminal par Korine dans "Spring Breakers" ou bien dans "Les Anges de la télé réalité" et consorts, fait figure d'extraterrestre, d'ethnie esseulée au parler vernaculaire, en somme un parfait sujet d'étude pour l'anthropologue Dédalus. Impression renforcée par la diction et les intonations si particulières de Quentin Dolmaire, évoquant celles de Belmondo dans ses films godardiens et ne possédant aujourd'hui guère d'équivalents, sinon Mathieu Amalric de temps à autre. Dans sa troisième partie, le film glisse vers un registre épistolaire, en réaction à la tentative de combler le vide de l'absence (Paul étudiant la semaine l'anthropologie à Paris), qui entérine le caractère révolu de ce couple maudit. Les lettres sont lues à voix haute, le regard fixant une caméra caressante et la langue se faisant plus ciselée, en adéquation avec cette sophistication formelle à la hauteur d'une passion noble et complexe, lui offrant un écrin digne de sa préciosité.

   Bien des années plus tard, Paul rencontre Kovalki à la sortie d'un concert de musique classique. Ils ne se sont plus revus depuis tout ce temps, mais le second a adressé un an auparavant une lettre au second, dans laquelle il lui demandait comment reprendre contact avec Esther. Paul, meurtri en redécouvrant la correspondance qu'ils entretinrent si longtemps, choisit de ne pas répondre. Après la représentation, Kovalki et sa compagne proposent à Paul de prendre un verre. Kovalki le regrettera : Paul lui rappelle alors son comportement d'autrefois, lui faisant subir une humiliation des plus cuisantes, à la taille de sa passion. C'est que reste ancré en lui à jamais, marqué au fer rouge, le souvenir d'une jeune femme qu'il aima de tout son être, d'un amour immarcescible ; un amour hostile à la mélancolie, qui reste encore aujourd'hui, des mots de Paul lui-même, "intact".



Antoine Van den Kerkhove



Trois souvenirs de ma jeunesse
France, 2015
Arnaud Desplechin




Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Sommeil (d'hiver)

  Alors que l'issue de "Winter Sleep" est proche, l'un des personnages, passablement éméché, prononce cette phrase sentencieuse : "Est-ce la vie ou une mauvaise pièce ?" Ni l'un ni l'autre, juste un mauvais film, un long cauchemar blanc se déroulant dans cet hôtel d'Anatolie. La pesante vanité qui se dégage de l'ensemble est tout bonnement ahurissante, et insupportable. Jamais le temps au cinéma n'aura passé aussi lentement que pendant cette vaste et complaisante entreprise de pure destruction. Ne nous leurrons pas : malgré la virtuosité formelle de l'ensemble, la chenillette de Ceylan broie tout sur son passage. Elle ne pourrait fonctionner sans son autosatisfaction destructrice, son moteur, dispersant allègrement au cours de ces trois heures épuisantes ses infinies scènes de palabres vaguement surfaites, profondément alambiquées. Pire, non content de leur caractère irritant, Ceylan pousse le masochisme jusqu'à irrigue

Le carnaval des animaux

   Une lutte à mort entre deux hommes dans l'habitacle d'une voiture inclinée au bord de l'eau, avec comme moyen d'en finir (au choix) un extincteur ou une ceinture de sécurité. Voilà qui est sans doute le moment le plus gênant, le plus crapuleux de "Relatos Salvajes", soit six sketches traitant tous à leur manière des plus bas instincts humains, quand l'animal qui sommeille prend le pas sur l'être de civilisation.    La scène survient lors du troisième segment, le pire (le meilleur diront les autres), et fait craindre une course à la surenchère vulgaire pour la suite. Même si les salauds continuent à se succéder au sein de ce dispositif discutable, on est tout heureux que Szifron lève un peu le pied. Si l'on voit très vite où ce dernier veut en venir, on s'interroge néanmoins sur l'intégrité de son modus operandi ; c'est que le répéter à six reprises crée une effet redoutablement pervers chez qui regarde, tiraillé entre

La Réalité des Choses

FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM FRANCOPHONE DE NAMUR Stephan Streker n'est pas le premier et ne sera pas plus le dernier à céder à cette tendance dans le cinéma du « ventre-mou » (films qui ne sont ni des navets, ni franchement bons) : l'autodestruction. Tout comme Yan England, également au FIFF avec 1:54 , qui clôturait son film sur le harcèlement par un suicide habilement habillé d'héroïsme mais pas moins la manifestation du pessimisme ambiant, Streker, lui, gâche tout son travail de compréhension, de finesse et de nuance par un fratricide crapuleux. Sous le prétexte plutôt bancal de vouloir montrer « la réalité » des choses, ces deux réalisateurs en oublient qu'ils font des films et non des recueils de faits divers. Le monde nous immerge et nous coule déjà bien assez. Cette remarque d'un spectateur après la projection de 1:54 : « ce n'est pas une fiction, c'est la réalité, c'est ce qui se passe tous les jours ». Ce dernier s'