L’Exercice de l’Etat

L’Exercice de l’Etat est un film qui observe, qui analyse, qui ausculte. Non pas un film politique: aucune cause n’est défendue. Mais un film sur la politique, précis et percutant, parfois un peu sec mais toujours tendu. L’homme politique est forcément l’homme du système. Le film capte comme rarement l’urgence et la douleur qui rythment sa vie.

Synopsis : Le ministre des Transports Bertrand Saint-Jean est réveillé en pleine nuit par son directeur de cabinet. Un car a basculé dans un ravin. Il y va, il n’a pas le choix…

L'Exercice de l'Etat - critiqueLa même semaine que Les Marches du Pouvoir, un autre film, français celui-là, sort sur nos écrans avec un projet semblable : nous emmener dans les coulisses du pouvoir politique. Le point de vue est très similaire et les péripéties vécues par les personnages se ressemblent étrangement, entre coups tordus politiciens et drames intimes. Dans les deux films, quand l’homme politique s’attache à quelqu’un d’extérieur et de fragile, le malheur s’abat. Dans les deux films, l’homme politique devra continuer sa Marche vers le pouvoir, son Exercice de l’Etat, et ce avec d’autant plus de conviction et de cynisme que les meurtrissures qu’il a subies sont inguérissables.

Entre le film indépendant américain et le film indépendant français, la différence la plus saisissante apparaît dès qu’on regarde l’affiche : d’un côté, George Clooney et Ryan Gosling, de l’autre, Olivier Gourmet et Michel Blanc. Certes, la balance du sex-appeal est très déséquilibrée. Et pourtant. C’est bien Olivier Gourmet qui nous subjugue par son interprétation magistrale d’un ministre des transports du gouvernement français. Certes Ryan et George savent nous charmer, mais quand on regarde Les Marches du Pouvoir, partout on voit les ficelles de la fiction, les codes du thriller politique, les mécanismes du scénario, la morale de l’histoire et l’ombre de toute une tradition du cinéma politique américain.

Au contraire, L’Exercice de l’Etat est un film qui nous parait vrai de bout en bout. Les visages ne sont pas forcément séduisants, le thriller est déconstruit, l’intrigue est froide, le suspense est flottant, le scénario accumule les petites histoires qui remplissent un quotidien de politicien, même les plus anodines, aucune leçon n’est donnée au spectateur et chacun repartira de la projection avec une impression qui lui est propre, sans doute bien différente de celle de son voisin.

Bertrand Saint-Jean semble être un homme de conviction, mais c’est avant tout un homme d’ambition. Son rôle dans le gouvernement est ingrat, presque traumatisant comme le démontre déjà la première séquence du film. L’homme est entièrement dévoué à sa fonction, qui ne représente même plus une cause, simplement un titre, un rang à tenir pour essayer d’aller plus loin, plus haut, et tant pis si ce ne sont pas les hauteurs auxquelles on avait rêvées. Dans cet univers, il n’y a plus d’amis, plus de temps à soi, plus aucune liberté. L’homme d’Etat ne s’appartient plus, il appartient corps et âme à la machine politique.


Pierre Schoeller, déjà bluffant avec Versailles, tragédie intime qui explorait les marges de la société, s’intéresse cette fois à l’autre extrémité du spectre social : l’appareil d’Etat. Alors, le drame d’un individu devient celui d’une nation mais dans le fond, l’homme public n’est pas bien différent de l’homme des bois. La même solitude les étreint, qu’ils aient décidé de vivre au coeur ou en dehors du système.

Dans L’Exercice de l’Etat, le réalisateur fait une série de choix passionnants. D’abord, on ne saura jamais rien du camp politique de Bertrand Saint-Jean. Qu’il soit de gauche ou de droite importe peu tant il passe son temps à défendre une ambition plutôt qu’un idéal. Cela permet aussi de souligner l’impuissance politique croissante du gouvernement. Saint-Jean ne veut pas être le ministre de la privatisation des gares, mais comme il le dit lui-même, il sait que les gares seront privatisées dans les prochaines années, Europe oblige. Il ne s’agit plus de défendre un projet de société, mais bien d’associer son nom aux réformes qui paraissent les plus stratégiques.

Autre choix fort : le rôle de Martin Kuypers donné à un inconnu (Sylvain Deblé). Martin est un chômeur anonyme qui se retrouve propulsé chauffeur du ministre suite à une mesure de réinsertion proposée par le gouvernement. Martin est le double innocent de Saint-Jean. Son visage, qui nous est parfaitement étranger, donne une profonde crédibilité à son personnage. Martin ne sait pas parler, ne veut pas parler. Observateur silencieux de la classe politique, il garde le secret sur ses pensées, sur ses convictions. Trop modeste pour se mettre en avant, sans doute convaincu qu’il ne peut de toute façon rien changer, il préfère rester en retrait. Le ministre, tout aussi incapable de changer quoi que ce soit, parle beaucoup, se bat pour s’inventer une histoire, pour exister dans l’opinion publique. Deux hommes se débattent, l’un pour construire sa maison, l’autre pour construire sa réputation. Et personne ne peut se débattre pour construire la nation.

Enfin, comment ne pas parler de cette bande sonore rapide et inquiétante qui transmet au spectateur l’urgence de la situation tout autant que l’angoisse terrible de Bertrand Saint-Jean. Parfois, cette musique impatiente rapproche le film du thriller : ici se joue le destin d’un homme et peut-être celui d’un pays. Parfois, elle devient carrément stridente, traduisant l’instabilité d’un personnage finalement proche de la rupture psychologique.


Loin, très loin de la reconstitution people et sans intérêt de La Conquête, L’Exercice de l’Etat démonte avec brio les mécanismes du pouvoir. L’analyse est un peu abrupte mais pas rébarbative : à des scènes subtilement drôles s’ajoutent quelques grands moments de tragédie. Au coeur du film, on trouve même une séquence explosive, d’une violence terrible, qui nous retourne l’estomac. Il y a l’ambiance feutrée des ministères, et il y a surtout la vie, la vraie vie. C’est au milieu du calme le plus anodin que surgit, rarement mais brutalement, l’enfer.

Alors, que pense-t-on de tout cela au final? Que ressentons-nous? De l’envie? Du dégoût? De la perplexité? De l’admiration? De la tristesse? Bertrand Saint-Jean pose la question à Martin autant qu’il se la pose sans doute à lui même, mais les deux hommes restent muets, sans réponse. Il y a ceux qui ont l’exercice de l’état et qui ne savent plus quoi en faire, perdus qu’ils sont dans des intrigues d’égo, emprisonnés par des règles qu’ils n’ont pas inventé et qu’ils ne peuvent ou savent pas remettre en question. Et il y a les autres, les spectateurs de ce triste spectacle, jaloux, intrigués, impuissants, révoltés.

Pierre Schoeller nous fait le portrait intime et étonnamment réaliste de ceux qui nous gouvernent. Victimes et parties prenantes d’un système sans idéaux. Quand le film se termine, le spectateur est perplexe : tout lui paraît cadenassé.

Note : 8/10

L’Exercice de l’Etat
Un film de Pierre Schoeller avec Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Breitman et Sylvain Deblé
Drame – France – 1h52 – Sorti le 26 octobre 2011
Prix de la Critique Internationale au Festival de Cannes 2011 (Section Un Certain Regard)

Publié le 3 novembre 2011, dans Films sortis en 2011, et tagué , , , , . Bookmarquez ce permalien. 5 Commentaires.

  1. Bonjour,

    Tout à fait d’accord avec toi, le film nous laisse perplexe. Les politiques sont magnifiquement mis en scène coincés entre leurs idéaux et leur(s) réalité(s). Mais nous restons spectateurs du film, comme de la vie politique…

  2. Après la (bonne) critique de Télérama, je suis le lien qui vous y avez mis, et apprécie encore plus la votre. Bravo pour cette analyse qui relate de manière judicieuse les points d’intérêts du film, pose les bonnes questions, et, avec justesse, nous invite à nous faire notre propre opinion.

  3. Merci beaucoup pour vos commentaires, pépito et See mee. Ca fait plaisir 🙂

  4. Bravo pour votre remarquable critique, qui rend bien hommage à un film qui l’est tout autant ! J’ai particulièrement apprécié votre paragraphe sur Martin Kuypers…

    Un oubli selon moi : Michel Blanc est impérial dans le rôle du directeur de cabinet dévoué à sa fonction et au ministre qu’il sert ; et contrairement à ce dernier, il demeure fidèle à ses convictions profondes…

  5. Merci. J’espère vraiment que ce film sera bien récompensé aux Césars!

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