TRIPLE FRONTIÈRE : chronique

06-03-2019 - 15:01 - Par

TRIPLE FRONTIÈRE : chronique

Pour son quatrième film, J.C. Chandor embrasse puis déjoue les codes d’un genre et s’embarque sur le terrain de la fable. Un actioner conscient dont la richesse dépasse ses apparences.

 

En contrat avec le gouvernement américain via sa société militaire privée, Santiago ‘Pope’ Garcia (Oscar Isaac) est posté en Amérique Latine et participe à l’effort de guerre contre le narcotrafic. Lorsqu’il obtient la localisation d’un baron de la drogue, qui garderait des dizaines de millions de dollars en liquide dans sa propriété, Santiago contacte quatre anciens compagnons d’armes et leur propose de subtiliser son pactole au criminel…

Tous les personnages de J.C. Chandor sont face, d’une manière ou d’une autre, à des situations de crise. C’est encore le cas des cinq protagonistes de TRIPLE FRONTIÈRE et leur crise de foi(s) – en leur mission de guerrier, en leur drapeau, en leur pays et ses valeurs, en leur moralité. Abel Morales, le protagoniste de A MOST VIOLENT YEAR, le précédent film de Chandor, luttait comme un diable pour ne pas courber l’échine devant des truands et ne pas en devenir un lui-même. Mais les anti-héros de TRIPLE FRONTIÈRE, eux, n’hésitent pas longtemps avant de franchir la ligne qui les sépare du crime. C’est que ces anciens soldats qui ont « porté avec fierté le drapeau sur leur bras » – détail qui les différencie des contractants privés –, ces « guerriers » estropiés par le syndrome post-traumatique, ces über mâles alpha qui s’abrutissent de bière bon marché devant des combats de MMA, ont été trahis. Par le drapeau. Par leur nature de guerrier, utilisée par les « Maîtres de la Guerre » (« Masters of War ») chers à Bob Dylan. Dans ses premières vingt minutes à la caractérisation précise et affûtée TRIPLE FRONTIÈRE est le portrait féroce d’une Amérique qui enterre ses idéaux, qui sacrifie ses héros et ses cols bleus. Chandor qui, depuis ses débuts, avait bâti une œuvre délicate portée sur la retenue et sur la signification de chaque plan plus que sur un flot écrasant d’images, baigne son premier acte – et ses héros tragiques – dans le bruit et les riffs de hard rock, dans la sueur et le cambouis ; il filme l’Amérique oubliée par les dépliants touristiques ; il accumule les plans en mouvements, des petits trucs ‘à l’épate’ un peu machos ; il embrasse un virilisme crasse, faux-semblant touchant car recélant de blessures secrètes et indélébiles. Une effusion sonore et visuelle qui, par simple contraste avec ses trois précédents films, est déjà un propos en soi et un geste fort de mise en scène.

Il faut avoir une grande humilité de cinéaste pour, comme le fait Chandor dans TRIPLE FRONTIÈRE,  se soumettre aux codes d’un genre et à ses schémas rebattus au risque de faire passer son film pour ce qu’il n’est pas. Ainsi, TRIPLE FRONTIÈRE semble-t-il a priori moins marquant, moins brillant, moins singulier que MARGIN CALL, ALL IS LOST et A MOST VIOLENT YEAR. Mais chez J.C. Chandor, les codes ne font jamais long feu. Ou du moins, ils révèlent très souvent une face cachée, un but plus profond. Et TRIPLE FRONTIÈRE, comme d’illustres aïeux auxquels il fait parfois penser (citons SORCERER), s’insinue durablement dans la mémoire du spectateur, bien longtemps après la vision. Sans doute parce que Chandor, par-delà le spectacle exaltant et (faussement) commun, construit une fable à la fois simplissime et pourtant si dense qu’elle est à la fois opportune et intemporelle, particulière et universelle. Après l’anti-film de gangster dans A MOST VIOLENT YEAR, J.C. Chandor déjoue à nouveau les attentes et s’amuse des règles du film de casse pour très rapidement les subvertir. Certes, il fait montre d’une virtuosité technique emballante – citons la scène de casse, tour de force de quinze minutes qui étire le temps, distend les moments étouffants de suspense et mène à d’incroyables explosions de violence filmées collées à Santiago et à ses hommes, sans inserts ni plans de couverture sur les assaillants tombant sous leurs balles. Mais cet emballage de film d’action spectaculaire débordant de testostérone, Chandor le déchire devant nos yeux, scène après scène. TRIPLE FRONTIÈRE dérive alors inexorablement vers la fable et le récit existentiel, la caméra se fait de plus en plus discrète et contemplative, l’univers sonore plus sourd, la tension plus sournoise, le regard plus acéré. Usant d’images particulièrement fortes – des billets que l’on brûle en riant –, faisant preuve de quelques audaces rares dans le cinéma américain contemporain, J.C. Chandor modifie sans que l’on s’en rende compte le regard que l’on porte sur les personnages. Se dévoile alors un énorme gâchis, une allégorie cinglante de l’impérialisme et de son pouvoir de corruption. « Laissez-moi vous poser une question / Votre argent est-il si bon / Qu’il paiera votre pardon ? », chante Bob Dylan dans « Masters of War ». De soldats trahis « méritant mieux » à maîtres de guerre, il n’y a qu’un pas.

De J.C. Chandor. Avec Oscar Isaac, Ben Affleck, Garrett Hedlund, Charlie Hunnam, Pedro Pascal. États-Unis. Disponible sur Netflix le 13 mars

4Etoiles

 

 

 

 

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