L'un des films les plus mal aimés de Tim Burton, son premier grand succès public et son plus gros échec critique. L'œuvre qui paradoxalement popularisa son nom et qui faillit le faire classer parmi les pires tacherons d'Hollywood. Et avec le recul Batman est une étape décisive de la carrière de Tim Burton, un film primordial qui peut désormais être considéré comme un classique à défaut d'être un chef-d'oeuvre. Une vision superficielle de Batman pourra apporter un grand nombre de conclusions négatives totalement injustifiées, car ce film n'est pas (que) le produit qu'on a lourdement essayé de nous vendre. Certes c'est un gigantesque blockbuster hollywoodien, certes c'est une machine à sous (quand on place un tel budget dans un film, on espère toujours rentrer dans ses frais, logique), certes les apparences sont trompeuses. Et pourtant Batman n'est pas que la simple répétition générale de l'apothéose que sera sa suite, Batman n'est pas seulement un one man show Nicholson, Batman n'est pas seulement la vitrine du cinéma commercial et cynique américain, Batman contre vents et marées est une œuvre cohérente de Tim Burton, sa griffe unique transparaît très souvent et sauve, au final, le film de la routine.

        Batman est un film excessif comme tous les films de Burton. L'excès est une marque de reconnaissance burtonienne. Et Batman brille d'un excès qui, même s'il est en deçà de celui qui habitera sa phénoménale séquelle, n'en est pas moins clouant. Comme d'habitude Burton montre qu'il préfère les méchants aux gentils, le Joker se taillant donc la part du lion. Mais attention cette omniprésence n'a pas seulement les raisons qu'on a bien voulu lui prêter. Oui, Nicholson est la Star de Batman, oui grâce à un habile contrat il a touché pour ce film le plus gros salaire d'acteur de tous les temps (on parle de 60 millions de dollars, un délire). Oui, Burton aime le Joker et il le trouve plus passionnant que Batman, mais ce n'est pas tout. Et pour comprendre ce déséquilibre qui déconcerta tant de monde à la sortie du film il faut revenir à sa mise en chantier.

 

        Après les succès exceptionnels de Pee Wee et de Beetlejuice, Tim Burton est le nouveau golden boy à la mode à Hollywood. On lui propose donc l'adaptation moderne et amphétaminée du bon vieux Comic de Bob Kane. Burton est tout de suite intéressé par le projet, car il a principalement dans l'idée de revisiter à sa manière un vieux super héros un peu rouillé. Sa motivation principale est issue du récent Dark Knight de Frank Miller, la bande dessinée hallucinante qui dynamitait le mythe de l'homme chauve-souris. Dans Dark Knight, Miller met en scène un Bruce Wayne vieillissant, ayant abandonné depuis longtemps sa double vie et revenant une ultime fois pour combattre ses vieux ennemis et ses vieux démons. L'ensemble est d'une noirceur et d'une violence tétanisantes et d'un impact émotionnel inhabituel dans ce genre de récits. Burton est tellement impressionné par cette œuvre qu'il n'hésitera pas à y faire très souvent référence dans sa propre adaptation (reprenant par exemple plan par plan la scène du meurtre des parents et même la mort du Joker qui n'en finit pas de ricaner fait échos à sa fin dans Dark Knight : "Arrête de rire", lance un Batman au bord du chaos au cadavre mutilé de son plus féroce ennemi). Et donc Burton a dans l'idée de donner un peu d'épaisseur au fadasse Bruce Wayne de la tradition. Finie la série TV kitsch et hilarante des années 60, plus de Robin débile et sautillant, plus de musique gentiment idiote et délicieuse : "Baaaaaaaatmaaaaaaan !". Et à partir de ces choix de départ, on peut comprendre l'originalité du Batman burtonien.

        Principalement le choix de Michael Keaton pour endosser le costume contraignant du Dark Knight. Keaton, qui vient juste de délivrer une hystérique performance dans Beetlejuice et qui n'a rien, mais alors rien d'un super-héros. Là où tout le monde voyait un croisement entre Stallone et Christopher Reeve, Burton apporte un acteur qui n'a rien d'une star de films d'action, une sorte de contre-emploi sciemment décidée. Keaton est un acteur phénoménal qui excelle aussi bien dans la comédie (Multiplicity) que dans les rôles d'affreux serial killer (l'Enjeu), ce qui donne un Bruce Wayne cérébral, maladroit, nettement schizophrène et bien plus attachant qu'un super-héros de plus. Batman c'est le Bien submergé par le Mal, ce qui sera encore plus clair dans Batman Returns. Les Batman de Burton sont des films sur le triomphe du Mal, et c'est pourquoi son "héros" est quasi transparent, souvent absent, relégué dans les seconds rôles. Batman est réduit à une simple silhouette aussi bien physiquement que psychologiquement. Il n'est plus que la figure du Bien lentement mais sûrement absorbée par le Mal. Il se livre à un combat perdu d'avance contre des ténèbres qui le fascinent, qui l'appellent. "Il est là, quelque part, je dois aller travailler". Avec une telle réplique on entre dans une abstraction étrange, le travail du Dark Knight c'est la lutte, non pas contre un méchant particulier, mais contre le Mal en général et surtout contre le Mal qui est en lui. Clairement, et Burton le souligne assez souvent, si Bruce Wayne n'était pas un super-héros, il serait un horrible serial-killer. Il est toujours à la frontière entre la sublimation et la psychose meurtrière. Transférant dans des "vilains" toujours plus grandioses ses propres pulsions de violence. Mais nous reviendrons amplement sur ce point en étudiant Batman Returns, l'une des œuvres les plus ambiguës des blockbusters.

 

        Et c'est ce soucis de schématisation qui ressort du film. Qu'importe donc si les personnages ne sont plus que clichés, que le scénario se permette des invraisemblances hallucinantes (cf les bad guys au sommet de la cathédrale, on se demande encore d'où ils peuvent bien provenir, à part d'une génération spontanée du Mal, hypothèse pas si délirante que cela finalement). Vicky Vale n'est même plus une simple "potiche", elle est là parce qu'elle doit être là, un point c'est tout. C'est un objet sans autre devenir que celui de ficelle scénaristique. Kim Basinger est d'ailleurs l'actrice parfaite pour incarner la journaliste, elle ne possède ni personnalité, ni signe particulier, c'est un signifiant sans signifié, un support pour tout et n'importe quoi. Elle apparaît et disparaît sans que l'on ne s'inquiète une seule seconde de sa présence, elle est un pur archétype de BD, elle est indispensable. Et il en va de même pour tous les seconds rôles, seul Alfred (admirable Michael Gough) le fidèle et mystérieux serviteur de Bruce Wayne semble recevoir un peu d'intérêt de la part de Burton (constatation amplement confirmée dans Batman Returns). Mais finalement ce n'est pas une surprise, Michael Gough ayant été une star des films d'épouvante chers à Tim... L'emballage du film est très paradoxal. Les décors sont fort réussis (Anton Furst y gagna un Oscar) mais bien platement filmés, exactement cela en plus, ils sont filmés à plat, comme dans une BD de papier, il n'y a aucune dynamique dans la mise en scène de Burton, il a filmé son Batman comme s'il filmait un album de BD, incroyable mais vrai. Tout est figé comme le sourire du Joker. Pour exemple cette scène impensable où le Batwing s'arrête juste devant la lune en formant le logo de Batman, une folie surréaliste qui nous rappelle bien que nous sommes dans une sorte de dessin animé pour adulte, toujours à la limite entre les figures imposées par la production et un pétage de plomb total. Car Batman est le film le plus graphiquement violent de Burton avec Sweeney Todd. Ce qui amène d'ailleurs un coup de génie intégral, les morts avec le sourire dues au gaz machiavélique du Joker. Une certaine apothéose du mélange humour/noirceur du style Burton. On meurt littéralement de rire. C'est Beetlejuice et son Laughs Time, c'est le Pingouin demandant à la ice Princess de sourire avant de l'assommer, c'est Mars Attacks ! et ses massacres hilarants, c'est la bonne humeur des tranchages de gorges de Sweeney Todd. C'est de l'humour noir à son paroxysme, un bonheur.

        Burton ne recule donc devant aucun excès. Gotham City est une ville glauque, la première apparition de Batman est d'une rare agressivité, le naissance du Joker est une pure boucherie, on y flingue dans la joie et la bonne humeur ("il m'a volé mes ballons ! Bob ? Flingue.", séquence impensable dans un film soit disant grand public, de même pour la grillade surprise à base de vibrator, "t'es mort et c'est chouette !", monstrueux !), on se moque de tous les travers du bon peuple (prêt à suivre le premier démago venu, "qui est le père noël ?"), on s'attaque à l'art avec une délectation dérangeante, la mise à sac du musée étant un autre moment phare du film, le Joker n'appréciant qu'une forme d'art moderne très particulière, "Je fais de l'Art jusqu'à ce que mort s'en suive". Batman est donc un film OVNI qui navigue sans cesse entre une violence percutante et un humour bon enfant. Normal que ce mélange détonnant ait déconcerté. Qu'est-ce que ce film qui hésite entre commercial et hystérie ? Burton est-il un auteur ou un tâcheron ? Qu'est-ce qui importe le plus, la virtuosité de la mise en scène ou la création d'un univers dérangeant et original ?

 

        Même musicalement Batman est un film schizophrène. D'une part il y a les chansons tubesques de Prince. Roger Nelson étant alors en plein dans sa période de gloire, il délivrait quelques morceaux fort corrects. Excellemment bien utilisés par Burton dans les séquences les plus agressives du Joker. Dommage que la meilleure chanson de l'album Batman de Prince, la Batdance déjantée, ne figure pas dans le film. Mais il est clair que la présence de Prince dans la BO de Batman est un coup marketing de plus. Et en contre-partie, c'est bien évidemment le grand Danny Elfman qui s'occupe de la musique originale. Et il atteint des sommets incroyables. Il crée le thème de Batman, quelque part entre la marche funèbre et une explosion orchestrale ténébreuse, il s'amuse avec des pseudo-valses propres à donner aux apparitions du Joker une tournure encore plus grotesque, une musique de cirque dingue va accompagner les scènes d'action, et il tripatouillera même une chanson de Prince pour en créer un troublant Love Theme. Il faut déjà remarquer que tous les coups de génie d'Elfman pour la BO de Batman seront repris, améliorés et dynamités pour la BO de la séquelle. Tétanisant.

        Que faut-il ajouter de plus pour démontrer que Batman est un véritable film DE Tim Burton ? Que malgré la pression de Warner, Tim a réussi à préserver l'essentiel de sa vision. Si effectivement, lui et Keaton se sont sentis fort mal à l'aise sur le plateau. Si effectivement Nicholson était plus en roue libre qu'autre chose (et finalement c'est tant mieux). Si effectivement le marketing rouleau compresseur a éclipsé le film en lui-même. Batman, avec le recul, 20 ans plus tard, reste un magnifique plaisir de spectateur. Et c'est aussi le premier film de Burton que j'ai découvert sur grand écran, et je suis devenu instantanément fan, mais vraiment dingue fan. Avec la sortie vidéo de Batman, j'ai bien du le voir une bonne trentaine de fois, jusqu'à l'overdose. C'est dire l'excitation phénoménale qui m'accompagna dès l'annonce de la sortie prochaine de Batman Returns. Mais de cela j'en parle ailleurs. Il est donc clair que Batman compte parmi ce qu'Hollywood a produit de meilleur ces dernières années. Du cinéma qui réussit à conserver son originalité malgré des contraintes incroyables, le triomphe d'un auteur face au système, toute la force du cinéma de Tim Burton.

 

Batman la bande originale

 

Batman - un film Warner Bros. Produit par Jon Peters et Peter Guber. Avec Jack Nicholson, Michael Keaton, Kim Basinger, Robert Wuhl, Pat Hingle, Michael Gough, Billy Dee Williams et Jack Palance. Montage de Ray Lovejoy. Décors de Anton Furst. Chansons de Prince. Musique originale de Danny Elfman. Producteurs exécutifs : Benjamin Melniker et Michael Uslan. Co-producteur : Chris Kenny. D'après les personnages créés par Bob Kane et publiés par DC Comics. Histoire de Sam Hamm. Scénario de Sam Hamm & Warren Skaaren. Réalisé par Tim Burton. 121 min. 1989.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
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