L'écrivaine Christine Angot se tient sur le plateau de l'émission "Vol de Nuit" sur TF1, en 2006.

L'écrivaine Christine Angot se tient sur le plateau de l'émission "Vol de Nuit" sur TF1, en 2006.

L'Express

La grande femme blonde en robe noire, juchée sur de hautes bottes, s'avance à la barre et lance tout de go: "Je veux que vous compreniez la souffrance que mes enfants et moi avons subie à cause de Christine Angot. A la parution de son livre, j'ai tenté de mettre fin à mes jours. Tout est vrai dans son livre, c'est ma vie. Elle veut ma mort, elle veut détruire mes enfants. L'enjeu de tout cela, c'est les petits."

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Les Petits, c'est justement le titre du roman publié par Christine Angot chez Flammarion en janvier 2011 et qui vaut à la romancière de comparaître ce lundi matin pour atteinte à l'intimité de la vie privée, devant la 17e Chambre correctionnelle de Paris. L'auteur de L'Inceste est là, sagement assise au quatrième rang, teint pâle et tout de noir vêtue, parmi le public. On ne sait pas encore si elle va demander la parole.

A première vue, l'objet du litige est simple: Elise Bidoit, la grande femme blonde à la robe noire, dit s'être reconnue à la lecture des Petits dans le personnage d'Hélène Lucas, une mère de cinq enfants qui vit des relations tumultueuses avec Billy, leur père antillais. Il faut dire que, même si elles ne se sont brièvement croisées que deux fois dans leur vie, Elise Bidoit n'est pas une inconnue pour Christine Angot : la romancière vit désormais avec Billy (Charly Clovis dans la vraie vie) et accueille donc un week-end sur deux les enfants qu'il a eus avec son ex-compagne. Les fameux "petits". Vous suivez?

Stendhal, Flaubert et Angot

Connaissant la propension de la romancière à tout transformer en autofiction, personne ne conteste vraiment qu'Elise Bidoit soit bien le modèle d'Hélène Lucas, ni qu'elle et ses enfants soient présents tout au long des 188 pages des Petits. Mais cette ressemblance a-t-elle vraiment porté préjudice à la jeune femme, qui réclame 200 000 euros de dommages et intérêts? Eternel débat sur les rapports entre fiction et réalité. Les avocats -Mes Bourdon et Kiejman- n'allaient pas laisser passer si belle occasion d'invoquer les mânes de Stendhal et Flaubert. "Même si je suis prêt à parier que madame Angot ne connaîtra pas une telle postérité", ajoutera, perfide, le premier...

Mais, on le sait, avec l'auteur de L'Inceste, les choses sont toujours un peu plus compliquées. L'affaire se double en effet d'un soupçon de "récidive". Dans un précédent roman, Le Marché aux amants (Seuil), Christine Angot avait déjà mis en scène Elise Bidoit et deux de ses enfants, sous leurs vrais prénoms d'origine éthiopienne (Kebra et Tafari), ce qui les rendait assez identifiables. Sous la menace d'une procédure judiciaire à Nanterre, la romancière avait accepté de dédommager Elise Bidoit à hauteur de 10 000 euros. On en était resté là. Croyait-on.

A la barre, la grande femme blonde assure en effet: "Je me sentais protégée par cet accord et je n'aurais jamais imaginé qu'elle recommencerait! C'est de l'acharnement, madame la présidente." Puis elle va s'asseoir, émue, à côté de sa plus grande fille, majeure aujourd'hui.

Braconnage dans la vie privée

Son avocat, Me William Bourdon, prend le relais, la voix vibrante, comme porté par la colère: "Christine Angot a braconné sauvagement dans l'intimité de la vie privée de cette femme et de ses enfants mineurs, qu'elle accueille un week-end sur deux chez elle! Il y a là une perversité, une irresponsabilité, une haine à s'acharner sur ces personnes! Dans son roman, elle laisse entendre qu'Elise Bidoit serait violente avec son compagnon. Quel déni! La vérité, c'est qu'elle a subi des années de violences conjugales et que son compagnon a été condamné pour cela à six mois de prison avec sursis. Elle prétend aussi que sa fille aînée, issue d'une première union, aurait été victime d'attouchements par son père, alors que c'est faux! Mieux encore, Angot se permet de citer de longs passages d'une enquête sociale du juge aux affaires familiales sur les enfants d'Elise Bidoit. Où est la littérature là-dedans, madame la présidente?"

Puis, visant clairement sans le nommer Me Georges Kiejman, avocat de la romancière, qui écoute sans ciller: "Vous manifestez un incroyable mépris à l'égard d'Elise Bidoit! Sous prétexte qu'elle n'habite pas à Saint-Germain-des-Prés et qu'elle n'est pas connue, elle n'aurait pas subi de préjudice? Les attestations de voisines et d'amies ne vaudraient rien? Ces gens ne seraient pas capables de lire un livre de la reine Christine? Madame et messieurs les juges, refermez la plaie qu'une plume sadique a fait couler!" Sur son banc, Elise Bidoit caresse l'épaule de sa fille, qui essuie une larme. Un peu loin, Christine Angot chuchote avec son éditeur, Gilles Haéri. Va-t-elle aller se défendre à la barre? Ni la présidente ni son avocat ne le lui proposeront. Elle était pourtant prête à le faire, apprendra-t-on plus tard.

"Beaucoup de bruit pour rien."

Son avocat, Me Kiejman, se lève. A l'émotion de Me Bourdon, il va opposer une plaidoirie technique. "La stratégie de l'édredon", commentera en connaisseur un avocat honoraire présent dans la salle. "Beaucoup de bruit pour rien, commence l'ancien ministre. Il faut ménager la création littéraire. Les Petits, c'est une oeuvre. Cette fois-ci, les prénoms des enfants ont été changés. Les traits et les détails prêtés à l'héroïne des Petits peuvent être ceux de milliers de femmes. Oui, madame la présidente, c'est vrai, on y cite un rapport du juge aux affaires familiales. C'est que Christine Angot, comme Zola, décrit la réalité."

En appeler à Germinal était sans doute un tout petit peu osé, mais Me Kiejman continue, impavide: "Personne n'avait identifié Elise Bidoit dans ce roman, avant que cette dernière ne donne une interview au Nouvel Observateur, pour dire qu'elle s'y était reconnue (1). Si le roman s'est vendu à 20 000 exemplaires, Le Nouvel Observateur, lui, est lu par 400 000 personnes. Les attestations de voisines ou d'amies qui disent l'avoir identifiée dans le roman sont d'ailleurs toutes postérieures à cette interview. Et j'ai appris récemment que madame Bidoit passera le 11 avril prochain dans une émission télévisée très suivie, Pièces à conviction..."

On sent là que l'avocat et la romancière ont marqué un point. Me Bigot, l'avocat des éditions Flammarion, enfoncera le clou, s'appuyant sur la jurisprudence. Contrairement à DSK ou à Agathe Borne (ex-compagne de PPDA), Elise Bidoit n'est pas forcément identifiable par tout lecteur des Petits. N'a-t-elle pas pour autant le droit d'invoquer une atteinte à l'intimité de sa vie privée? Les "petits" -on veut dire ici les anonymes, les inconnus- seraient-ils exclus de ce droit? C'est tout l'intérêt de ce procès. Réponse avec le jugement, qui sera rendu le 27 mai.

L'audience est levée. Christine Angot s'éclipse discrètement, Elise Bidoit fait face à la caméra de Pièces à conviction, un photographe et une poignée de journalistes.

(1) Après l'audience, Elise Bidoit nous a raconté les circonstances de cette interview: "Le jour de ma tentative de suicide, je suis passée au Franprix et j'ai rencontré un ami. Je lui ai raconté ce qu'il m'était arrivé. Il se trouve qu'il connaissait une journaliste du Nouvel Observateur, qui m'a contactée deux jours plus tard. Ce n'est pas moi qui ai alerté la presse."

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