Tel père, tel fils de Hirokazu Kore-eda : Apprentissage (à tous les âges) et modèles

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Tel Père, tel fils (2013) de Hirokazu Kore-eda vaut peut-être moins pour le regard que pose le cinéaste sur deux familles que tout oppose que pour son discours critique sur la figure du père japonais traditionnel, aux valeurs conservatrices fondées sur la loi du sang et la primauté du travail sur la vie. Ce film contant les conséquences d’un échange d’enfants survenu dans une maternité, échange dont les familles sont averties six ans après, a d’ailleurs été un beau succès public au Japon pour le réalisateur, faisant écho aux débats culturels et historiques qui agitent régulièrement la société japonaise sans fondamentalement la changer.

En quelques plans rigoureusement mis en scène et agencés, Kore-eda dresse au début du film le décor de sa réflexion. La famille traditionnelle japonaise est montrée pour ce qu’elle est, une cellule familiale renfermée sur elle-même, où la femme au foyer est soumise à un ordre immuable : une société hiérarchisée et formaliste ; une école privée et élitiste, laquelle n’est accessible qu’avec l’aide de cours du soir ; une sorte d’astreinte au travail qui commence dès l’âge de 6 ans pour l’enfant ; et en même temps, un enfant mâle roi. Il est la consolation de la mère et l’espoir du père qui attend de lui l’excellence dans tous les domaines.

Dans son film précédent, I Wish (2012), Kore-eda filmait des enfants qui décidaient de recomposer une famille à la faveur d’une journée d’école buissonnière. Il racontait l’histoire de leur point de vue, posant la caméra à leur hauteur, et la force de leur rêve d’enfant, propre à réaliser le miracle de leur rencontre, faisait paraitre leurs parents impuissants. Tel Père, tel fils constitue un retour à la réalité : ce ne sont plus les enfants qui décident, mais les parents, plus précisément Ryota (Masaharu Fukuyama), un père qui voudrait que son fils se conforme à son image (tel le père du très beau Still Walking, sujet récurrent donc chez Kore-eda). Pourtant, Ryota va finir par remettre en question les valeurs qu’il essaie de transmettre à son fils : au fond de lui, il ne les aime pas, car c’est à cause d’elles qu’il déteste son propre père, modèle néfaste qui hante le récit du fond du cadre. Ryota parvient à briser cette malédiction de la détestation du père, à surmonter ses préjugés en tendant la main à son fils et en comprenant que l’éducation, dans sa pratique de tous les jours, est plus importante que d’abstraites valeurs reçues de la tradition. Ce qu’il apprend ainsi, c’est que l’on s’éduque soi-même toute sa vie.

KoreEda s’appuie dans son entreprise sur une famille japonaise de condition plus modeste, dont il fait un modèle d’éducation alternatif opposé au modèle élitiste de la famille traditionnelle (bien qu’il soit lui-même issu de celle-ci). Cela donne au film un côté un peu dualiste, accentué par moment (de nombreuses scènes montrent les modes de vie différents des deux familles), le faisant paraitre plus schématique que Still Walking ou I Wish. Mais ce dualisme possède la vertu de montrer à Ryota un contre-modèle, une autre image de père possible. C’est en regardant cette autre famille, ces autres images familiales, que Ryota change. Ce changement, même si le film ne fait que l’amorcer sous la forme d’une belle fin ouverte, témoigne d’une grande foi dans l’importance du modèle, de l’image. Les valeurs ne sont que des mots, les liens du sang ne sont qu’un concept ; seul compte l’exercice réel du métier de père car c’est lui qui permettra de changer l’image du père. Faire du fils un homme à l’image du père n’est pas une nécessité. Il faut briser cette antienne du miroir, ne plus croire au « tel père, tel fils » que répète malicieusement le titre du film. Tout est donc ici question d’image, ce qui est attesté par le souci de la composition du plan qui anime Kore-eda (même si les plans semblent ici moins travaillés géométriquement que dans certains de ses films) et le place dans le sillage d’une autre tradition, celle des grands cinéastes japonais (Ozu est ici le modèle manifeste et inatteignable). Un bémol dans cet ensemble : l’usage fréquent des Variations Goldberg de Bach interprétées par Glenn Gould, interprétation fameuse certes mais qui du coup distrait parfois le spectateur et surligne inutilement la mélancolie du film.

Strum

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17 commentaires pour Tel père, tel fils de Hirokazu Kore-eda : Apprentissage (à tous les âges) et modèles

  1. 100tinelle dit :

    Bonsoir Strum,

    Nous partageons une vision sensiblement similaire (mais ce n’est pas nouveau j’ai envie de dire) du film, y compris dans les bémols que tu soulèves. L’ensemble reste de bonne facture, et l’émotion affleure malgré le contraste social un peu trop surligné et le recours à certains stéréotypes.

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  2. Martin dit :

    Hello amigo ! Encore une bien belle chronique, qui me permettra sans doute de revoir le film d’un autre oeil un jour… euh… plus ou moins proche. Tu es sensible à certains aspects auxquels je ne prête qu’une attention limitée et il m’est toujours très enrichissant de te lire. Surtout quand, comme ici, tu traites d’un réalisateur que j’aime beaucoup.

    Une question : as-tu vu « Nobody knows », du même Hirokazu Kore-eda ?

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  3. tinalakiller dit :

    J’avoue que je n’ai pas spécialement fait attention aux bémols (pourtant bien vus), le film m’ayant vraiment emballée. Et je suis contente de lire une critique qui souligne derrière tout le contexte social japonais, finalement je n’en ai pas lu tant que ça qui soulignait ce point en question (les critiques pro l’ont souvent – bêtement – comparé à La vie est un long fleuve tranquille). J’aime beaucoup Kore-Eda qui sait toujours traiter ses sujets avec subtilité et douceur tout en proposant derrière une vraie réflexion.

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  4. Tobac james dit :

    Bonsoir et bravo pour votre commentaire. j’ai vu ce film la semaine dernière, donc c’est encore tout frais et je souscris totalement à votre analyse, sauf sur la musique car cela ne m’a pas frappé. la comparaison avec le film de Chatilliez est stupide mais ce n’est guère étonnant de la part d’une certaine critique française paresseuse. Le contexte, japonais, et l’histoire sont complètement différents et les deux films ont peu de choses en commun. Cela dit, malgré quelques facilités ou conventions (sur l’opposition des deux familles, le comportement de Ryota), j’ai vraiment beaucoup aimé le film, cela reste subtil, et la fin, peut-être attendue, est touchante sans être larmoyante.

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    • Strum dit :

      Bonsoir et merci. S’agissant de la musique, mes réserves tiennent aussi au fait que je connais bien le morceau utilisé, et que je l’associe d’habitude à d’autres impressions d’où le décalage ou le surlignement que j’ai ressenti. J’aurais préféré l’utilisation d’une musique moins connue. Pour le reste, malgré mes réserves, je trouve également que c’est un film touchant, même si ce n’est pas mon Kore-eda préféré.

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  5. 2flicsamiami dit :

    En lisant ta chronique, excellente par ailleurs (mais faut-il encore que je le précise ?), j’ai repensé à ce superbe roman, La Maison dans l’arbre de Mitsuyo Kakuta (auteure du sublime La Cigale du huitième jour), qui n’a peut-être pas autre chose à voir avec le film dont tu parles que le fait d’illustrer la dysfonction d’une famille japonaise.

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  7. L’utilisation des Variations Goldberg ne m’a pas gênée, car ce n’est pas une musique sentimentale et je l’ai vue plutôt comme un rappel des ambitions pianistiques du père pour son petit garçon, des ambitions que l’enfant déçoit.
    J’ai trouvé également le rôle de la mère intéressant, même si c’est un personnage effacé qui ne prend aucune décision.

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