Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful) de Vincente Minnelli : « Jonathan Shields présente »

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Il y a dans Les Ensorcelés (1952) de Vincente Minnelli l’un des plus beaux raccords de l’histoire du cinéma : dans le bureau du producteur Harry Pebble (Walter Pidgeon), la caméra s’avance vers un Oscar, cette statuette dorée représentant un homme joignant ses mains sur la garde d’une épée, pareille à un blason héraldique ; au moment où nous en sommes suffisamment proches pour voir distinctement sa silhouette, un fondu-enchainé nous transporte dans le passé ; en lieu et place de la statuette, apparait désormais un homme de même stature se tenant dans la même position. C’est Jonathan Shields (Kirk Douglas) qui enterre son père, un directeur de studio ruiné. Autour de lui, d’autres hommes, mains jointes aussi, qui ont été payés par le fils pour jouer les figurants dans des funérailles qu’il voulait dignes du défunt et qui sont semblables à une production cinématographique. Par ce fondu-enchainé, Minnelli révèle l’ambition de son film : nous montrer les hommes et les femmes qui, derrière les statuettes dorées des Oscars, sur les plateaux encombrés de câbles et sous les projecteurs, servaient le blason d’Hollywood, travaillaient de leurs mains, donnaient leur corps et leur âme, pour sortir de « l’usine à rêves » ces films glorieux qui jalonnent son histoire.

Les Ensorcelés relate l’ascension de Jonathan Shields à Hollywood à travers le récit croisé de trois personnages qui l’accompagnèrent un temps : Fred Amiel (Barry Sullivan), réalisateur, Georgia Lorrison (Lana Turner), actrice, et James Lee Bartlow (Dick Powell), scénariste. Tous racontent l’histoire d’un homme à qui ils doivent leur carrière mais qui s’est servi d’eux, un homme ne vivant que par et pour le cinéma, qui aime les films « comme une femme« , et pour qui la vie sans film est vide de sens. Un homme « prêt à tout pour arriver à ses fins » quand un film est en jeu. Ces fins quelles sont-elles ? Non pas la célébrité, non pas l’argent, mais la poursuite de ce rêve incarné par le blason héraldique de la famille Shields qui porte ce motto emprunté à Shakespeare : « Non sans droit« . Jonathan veut poursuivre le rêve de cinéma de son père, faire de son studio un temple qui pourra abriter comme autant d’ex-voto ses portraits accrochés. Et il s’estime pourvu de ce « droit » car il s’appelle Shields, comme son père. Cette recherche du père trouve son acmé dans son exigence, à l’encontre de toute logique, au mépris de l’avis de tous ses collaborateurs, de faire une star de Georgia, une figurante alcoolique, car elle est la fille de Lorrison, ce réalisateur avec qui son père travailla. Lui aussi veut avoir une Lorrison sous ses ordres. Et s’il se sent proche de Georgia, n’est-ce pas parce qu’elle vit dans l’ombre de son propre père pour lequel elle a transformé sa chambre d’alcoolique en temple dont les piliers sont là aussi ses portraits ? Voyez cette séquence sublime où Jonathan vient chercher Georgia dans sa tanière et où, au son d’une voix d’outre tombe, déclamant les vers du Macbeth de Shakespeare, la caméra survole, songeuse et mélancolique, les portraits du père de Georgia qui chantent sa gloire enfuie. Alors qu’elle s’abime dans l’ombre de son passé, Jonathan veut la ramener dans la lumière des projecteurs afin qu’elle se montre digne de son nom.

La structure du film, qui se compose d’un prologue, de trois histoires et d’un épilogue, emprunte à plusieurs films de l’époque, dans la lignée de Chaînes Conjugales et All about Eve de Mankiewicz, avec cette différence importante qu’ici les images précèdent les mots, et quelles images ! Magnifiquement photographié par Robert Surtees (par exemple dans cette impressionnante séquence où Lana Turner perd le contrôle de son véhicule et où lumières et ombres alternent dans l’habitacle du véhicule, suggérant son désespoir et la frayeur d’un possible accident), Les Ensorcelés est semé de ces mouvements de grue d’une élégance princière dont Minnelli fut le maître et qui métamorphosaient ses films en ballets. Ici, les personnages ne dansent pas, mais souvent, la caméra danse doucement pour eux et la très belle musique de David Raksin fait des ailes pour elle.

Chaque histoire raconte une passion et une trahison, car pour Jonathan, la vie, l’amour, sont « pour les jeunes« , et seul compte le cinéma. Il est moins mauvais qu’ensorcelé. Et Georgia, aussi bien que Fred et James Lee, le savent, car eux aussi ont été ensorcelés par le cinéma, ensorcelés par ces blasons qu’ils servent, et pourraient dès lors accepter de retravailler avec lui. C’est pourquoi le titre français est pour une fois plus évocateur que le titre original anglais, The Bad and the Beautiful, qui possède certes une beauté fitzgeraldienne (et pour cause, il est emprunté à The Beautiful and the Damned de Fitzgerald) mais ne se réfère qu’à la seconde histoire du film. Or, Les Ensorcelés raconte non l’histoire de Jonathan et Georgia, mais celle d’Hollywood et des ensorcelés qui la peuplent. Les anecdotes et les observations du film qui semblent répondre à la logique interne du récit appartiennent aussi à une logique externe racontant les secrets du véritable Hollywood : Georgia est longtemps figurante avant de devenir star, comme Lana Turner ; Jonathan produit son premier triomphe en utilisant les pouvoirs de l’obscurité et de la suggestion dans un film sur « les hommes-chats« , comme Val Lewton avec La Féline de Jacques Tourneur ; Jonathan se pique de mise en scène sur un film historique se déroulant pendant la guerre de Sécession comme David O. Selznick pendant le tournage d’Autant en emporte le vent (la ressemblance avec Selznick ne s’arrête pas là : ce dernier, doté d’une volonté inextinguible, était lui aussi le fils d’un directeur de studio conduit à la banqueroute) ; von Ellstein fait penser à tous ces réalisateurs de langue allemande qui travaillèrent à Hollywood à cette époque (Douglas Sirk, Fritz Lang, Otto Preminger) ; quand il veut refaire une prise, Jonathan explique à Georgia que c’est à cause de son partenaire pour ne pas la décourager, à l’instar de Minnelli sur le plateau car Lana Turner doutait de son talent d’actrice (la mise en abyme est complète) ; le père de Shields, chef de studio détesté et vaincu, ressemble à Jack Warner, ce qui n’est pas innocent dans un film produit par la MGM. Et combien de producteurs se sont appropriés le projet d’un autre, comme Jonathan celui de Fred ? Cette liste déjà longue mais non exhaustive dit toute la richesse de ce film, l’un des chefs-d’oeuvre de Minnelli et l’un des plus beaux tournés sur Hollywood à une époque où certains producteurs étaient eux aussi des artistes. Kirk Douglas, tour à tour attentionné et violent, compréhensif et sans scrupule, force l’admiration par sa palette de jeu.

Strum

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24 commentaires pour Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful) de Vincente Minnelli : « Jonathan Shields présente »

  1. Martin dit :

    Un commentaire à forte valeur ajoutée: ta chronique donne très envie de voir le film. Je suis encore très lacunaire quant à ma connaissance du cinéma de Minnelli. Je le résume un peu trop à ses comédies musicales, je crois. Bref… une séance de rattrapage s’impose.

    Devant ce beau titre français, je confonds toujours ce film avec « Les enchaînés » d’Hitchcock. Je n’ai pas vu non plus cet autre long-métrage, il me faudrait donc découvrir les deux un jour prochain.

    Merci pour cette chronique, Strum !

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    • Strum dit :

      Merci Martin, content de t’avoir donné envie de voir le film, c’était l’idée. Les Ensorcelés est un des grands Minnelli. Les Enchainés d’Hitchcock est lui aussi un chef-d’oeuvre même si les deux films n’ont rien à voir. J’ai également chroniqué Les Enchainés si cela t’intéresse.

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  2. modrone dit :

    Tu l’as bien dit, un chef d’oeuvre. Et notre ami Martin a bien de la chance de ne (pas encore) connaitre les Minnelli non musicaux. Il va découvrir outre ce film Comme un torrent, Thé et sympathie, Celui par qui le scandale arrive, Les quatre cavaliers de l’Apocalypse, Le chevalier des sables, Quinze jours ailleurs, que des films qui méritent plus qu’un detour. Tu as raison notamment quand tu parles du côté « artisan » au delà des Oscars et des paillettes.

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    • Strum dit :

      Tout à fait, avec une mention spéciale pour le superbe Comme un torrent. Signalons aussi pour Martin que Quinze jours ailleurs est une sorte de suite indirecte des Ensorcelés (même si le ton et le personnage joué par Kirk Douglas sont différents). D’ailleurs, la mise en abyme y continue de plus belle car Douglas y visionne un extrait de ces mêmes Ensorcelés…

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  3. Mélina dit :

    j’aime me promener sur votre blog. un bel univers. Très intéressant. vous pouvez visiter mon blog naissant ( lien sur pseudo) à bientôt.

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  4. 100tinelle dit :

    Que Martin soit un peu plus motivé pour le voir m’enchante, car ce n’est pas la première fois que je l’encourage à le voir. J’apprécie aussi la liste donnée par modrone (même si je n’ai pas encore vu les deux derniers cités). J’aime bien quand tu dis, à propos de Jonathan, qu’ « Il est moins mauvais qu’ensorcelé. » C’est tout à fait ça 🙂

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  5. roijoyeux dit :

    Encore un bijou que je n’ai pas vu, de Minnelli j’ai vu « Gigi » et « Celui par qui le scandale arrive »… En tous cas vive le cinéma de cette époque !!!

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  6. kawaikenji dit :

    J’ai arrêté de faire des listes de mes dix films préférés parce que je voulais toujours y placer au moins 8 Minnelli (dont celui que tu recenses) et qu’il n’y avait plus de place pour les autres…

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  7. pascale265 dit :

    Ah les films de cette époque ! Les films de Minelli ! et Kirk Douglas magnétique et au jeu étonnement « moderne ».

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