Cinéma

«Réparer les vivants», un cœur entre la vie et l’amour

Katell Quillévéré s’empare du roman de Maylis de Kerangal dans un long métrage porté haut par ses acteurs et sa lumière.
par Anne Diatkine
publié le 1er novembre 2016 à 18h31

Cela commence dans la nuit, un ado qui sort de sa chambre par la fenêtre, enchaîne par un saut sur son vélo, se lance dans une course avec un skate jusqu’à la mer, l’aube grise prend le temps d’apparaître parallèlement aux garçons qui dévalent chacun sur leur monture, et dès les premiers plans, on voit que Katell Quillévéré a une maîtrise exceptionnelle pour filmer le mouvement et l’énergie, le temps qui file et la physique des corps, la jeunesse aussi, qui ne ressemble en rien à une publicité pour le chewing-gum et qui pour autant est belle. Cela se poursuit dans des vagues, ciel bas et gris, caméra immergée dans l’eau qui saisit parfois le ciel comme on se gorge d’air après une plongée en apnée. Ralenti léger.

Tribulation. Ce qui ne cesse de surprendre, c'est la manière dont la cinéaste, qui signe ici son troisième long métrage après Un poison violent et Suzanne, capte la sensation d'immobilité que les surfeurs ont de la vague, avant de se glisser dans le «tube», ce rouleau fermé à la manière d'un tuyau. Sensation qu'on ignore mais qui nous fait vivre. La vague comme un taureau à apprivoiser. Scène angoissante pour le spectateur qui redoute l'accident mortel, oubliant de fait, si jamais il a lu Réparer les vivants, le magnifique livre de Maylis de Kerangal dont le film est adapté, qu'il aura lieu plus tard, et cependant moment de plaisir intense pour la bande d'ados de 17 ans. Ils sont sur la route du retour face aux éoliennes. Ils s'endorment doucement, tête sur l'épaule du voisin. C'est l'image mentale du conducteur que choisit de filmer la cinéaste, quand l'asphalte se confond avec des vaguelettes, quand les champs aux alentours se recouvrent d'eau, quand les éoliennes se font étranges phares. L'accident est éclipsé, pas son vacarme. Dix minutes du film se sont écoulées depuis son générique. Un temps souple, quasiment sans dialogues. Dix minutes, on aurait parié sur vingt, tant c'est la séquence qu'on préfère du film. Un instant suffit pour passer du monde des heureux aux damnés, et pour entrer dans le réel le plus contraignant. La mort ne transige pas. Et là, il faut parler.

Le décès d'un ado est toujours une énigme. Sans fin, on y revient. Ecrire Réparer les vivants, faire disparaître son héros dès les premières pages, captiver avec le consentement des parents au don d'organes, leur lente tribulation, et le trajet du cœur de Simon dans celui de Claire, traductrice de 50 ans tenait de la gageure, et c'est rien de dire que le succès rapide et gigantesque du roman fut imprévisible. Filmer cette histoire, qui est avant tout celle d'une greffe, avec deux opérations à cœur ouvert, ce cœur qui bat et qu'on voit battre un moment tout seul, sans qu'il ne soit relié à un humain est également un exploit que la cinéaste accomplit différemment. Là où le dessin géométrique du livre de Maylis de Kerangal tient de la ligne, de la trajectoire, la réalisatrice opte pour une structure circulaire où la receveuse du cœur jouée par Anne Dorval prend de l'épaisseur. C'est moins la vie qui gagne du terrain qu'une bouture du roman qui se développe et permet au film de s'extraire du centre hospitalier. Celle qui naît (ou renaît) n'est pas un nourrisson, mais une femme, pourvue de deux grands fils, comme Simon dans la zone parfois dangereuse de la post-adolescence, dotée de sentiments, de fatigue, et d'un amour secret, une pianiste de concert (Alice Taglioni pour la première fois austère). Dès lors, se pose la question de l'adaptabilité du spectateur. Pouvons-nous vraiment décoller de Simon, du drame de ses parents, Marianne (Emmanuelle Seigner, splendide même quand elle est amochée) et Vincent (Kool Shen), pour nous recentrer sur Claire, elle aussi en danger de mort ? Cette rivalité impossible des enjeux est le défi du film, que Katell Quillévéré relève grâce à ses interprètes, Anne Dorval évidemment (lire Libération du 31 octobre), méconnaissable pour qui l'a découverte dans les films de Xavier Dolan, mais aussi la toujours géniale Dominique Blanc dans le rôle de la chirurgienne.

Plongée. Il y a aussi la lumière du film, ce goût de la cinéaste pour l'aurore et le crépuscule, les vues de la ville derrière les vitres, cette plongée en aquarium pour ceux qui les regardent pendant des nuits blanchies par le travail ou le chagrin. Katell Quillévéré prend du champ, elle bascule de l'infiniment petit à la foule et réciproquement. Virtuose, la cinéaste l'est comme son personnage de concertiste, notamment quand elle filme les deux opérations du cœur, l'extraction et la greffe, et ce, sans lasser ni horrifier les spectateurs que la vue des organes palpitants peut faire défaillir. Là encore, comme dans la séquence de surf, la communication est essentiellement non verbale. Les acteurs (Tahar Rahim, puis Dominique Blanc et Alice de Lencquesaing) n'ont que leurs yeux pour dire leur angoisse et la réussite finale. Lumière éclatante sur les paupières closes d'Anne Dorval, sur ses yeux qui bougent sous la fine membrane, puis qui s'ouvrent enfin sur Five Years de David Bowie, hymne à la renaissance autant qu'à l'éternel retour.

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