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France 2 présente Jean-Marc Jancovici comme un expert nucléaire neutre

M. Jancovici a bien des qualités, ce qui ne l’empêche pas d’être totalement nucléariste. Ce qui a échappé à France 2 - ou pas, d’ailleurs... Quant à David Pujadas - membre du Club Le Siècle -, son sens critique est aussi émoussé que d’habitude.


Sortir la France du nucléaire ? Vous n’y pensez pas ! Il faudrait soit annexer toute l’Europe pour y installer des panneaux solaires, soit construire près de 87 000 éoliennes (et pas une de moins) dans l’hexagone. Autrement dit, à moins de faire la guerre à nos partenaires européens ou transformer la France en gigantesque ventilo, la mission est impossible.

Cette démonstration éloquente ne vient pas d’un argumentaire d’Areva, pour qui tout est bon dans le neutron, mais d’un sujet du 20 heures de France 2 diffusé le 16 mars. Pendant près de 4 minutes, le journaliste présente le débat du nucléaire comme une évidence : non seulement ce mode de production d’électricité est incontournable mais les alternatives au nucléaire seraient peu crédibles.

Du vent à la Une

Et il faut croire France 2 sur parole puisque sur le plateau, un expert proche de Nicolas Hulot confirme cet état des lieux après la diffusion du sujet. Ce spécialiste s’appelle Jean-Marc Jancovici et il est présenté par David Pujadas comme un expert neutre : « ni un pro, ni un anti-nucléaire ». Ah oui ? Et comment appelle-t-on quelqu’un qui déclarait en 2007 : « si tout ce que je laisse à mes enfants ce sont des déchets radioactifs, cela me va très bien » ? Visiblement, une petite décontamination du JT de France 2 s’impose.

Si vous n’avez pas d’avis sur la pertinence de l’énergie nucléaire en France, il fallait regarder le JT de David Pujadas mercredi soir pour se convaincre que la France n’a pas le choix. Pour nous irradier, France 2 s’y est pris en deux temps.

Etape 1 : Décrédibiliser les alternatives au nucléaire

D’entrée de jeu, le commentaire explique que pour remplacer le nucléaire (75% de l’électricité produite en France), il faudrait recourir à des mesures radicales : installer 87 000 éoliennes sur le territoire, ou recouvrir de panneaux solaires une surface équivalente à l’Europe. Si vous ne visualisez pas bien le problème, France 2 a tout prévu avec quelques cartes vraiment parlantes.

Avec beaucoup d’à propos, le journaliste estime que ce scénario est « impossible » et qu’il « faudrait de toute façon du temps pour remettre en cause un choix fait il y a soixante ans ». S’ensuivent des images d’archives pour vous expliquer que vous baignez dans le nucléaire depuis que vous êtes tout petit. D’ailleurs, aujourd’hui, l’industrie nucléaire représente 200 000 emplois et 10 à 15 milliards d’euros de ventes ! Vous ne voudriez tout de même pas mettre tout ce petit monde au chômage ! Derniers arguments de France 2 : sans le nucléaire, le prix de l’électricité augmenterait de 55%, et l’énergie a l’avantage d’émettre peu de Co2.

Aucun doute sur l’issue du débat, le nucléaire s’impose/

Certes, après deux minutes de matraquage nucléaire, le journaliste précise par la suite que cette énergie a quelques inconvénients (des déchets et des risques) et donne la parole au président de Negawatt, un groupe d’experts qui propose une alternative à coup d’éoliennes et de panneaux solaires. Mais comme vous n’êtes pas naïfs et que vous avez les belles cartes du début en tête, vous savez que c’est impossible.

Et si vous êtes encore indécis malgré ce long sujet, France 2 a tout prévu : une interview d’un expert venu expliquer que le nucléaire, ce n’est pas si mal.

Etape 2 : Inviter un pro-nucléaire en le faisant passer pour un expert impartial

Jancovici est présenté comme l’un des concepteurs « du bilan carbone » qui serait « ni pour, ni contre le nucléaire ». Pendant plus de quatre minutes, cet expert reprend une grande partie de l’argumentaire déployé dans le reportage : la transition avec l’éolien n’est pas tenable, le prix de l’électricité augmenterait très fortement, etc.

Greenpeace qui se bat contre le nucléaire n’a droit qu’à 30 sec sur plus de 4 min d’interview.

Qui est Jean-Marc Jancovici ? C’est un ingénieur spécialisé sur les questions de climat et d’énergie. Membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, il a participé à la rédaction du pacte écologique en 2007. Et contrairement à ce que dit Pujadas, c’est un pro-nucléaire assumé. Il fait partie de ceux qui considèrent que l’énergie nucléaire est un atout dans la lutte contre le réchauffement climatique : « Je sais que ma position est iconoclaste pour de nombreux écologistes, expliquait-il en 2007 dans une interview au Nouvel Observateur. Mais si tout ce que je laisse à mes enfants ce sont des déchets radioactifs, cela me va très bien. En France, on chiffre aujourd’hui ces déchets à 2 ou 3 grammes par habitant et par an. 500 fois moins que les phytosanitaires (pesticides), qui sont d’une toxicité aiguë à peu près équivalente pour certains. Je ne nie pas évidemment le risque d’accident nucléaire. Mais, et pardonnez moi de parler crûment, les dommages d’un accident sont moindres que ceux que nous font courir la bombe climatique ».

Pour être tout à fait complet, nous avions tenté de joindre notre « expert indépendant » pour notre enquête sur le gaz de schiste… en vain. On s’était demandé pourquoi ce spécialiste des hydrocarbures n’avait pas alerté son ami Nicolas Hulot de l’affaire des gaz de schiste en France. Selon nos informations, il serait passé complètement à côté du sujet notamment parce qu’une éventuelle exploitation massive des gaz de schiste remettrait en cause en partie (même s’il s’en défend) sa théorie de l’urgence énergétique : Jancovici a bâti toutes ses théories sur la baisse des hydrocarbures et la nécessité de diminuer la consommation d’énergie. Les gaz de schiste, qui pourraient repousser l’échéance, ne rentraient pas dans ses raisonnements, ce qui pourrait expliquer sa réaction tardive et celle d’Hulot. Mais, pour cause de « semaines très chargées », Jancovici n’avait pu se libérer pour répondre à nos questions.

En tout cas, sur le nucléaire, Jancovici n’a rien d’un expert neutre. Il l’est d’autant moins qu’il a fait de la lutte contre le CO2 (et donc indirectement de la défense du nucléaire) un business : il a créé « un cabinet de conseil en stratégie carbone » qui « regroupe une vingtaine de consultants » et réalise des bilans carbone pour les entreprises.

A la décharge de France 2, ce ne sont pas les seuls à présenter Jancovici comme un expert neutre pour argumenter contre les anti-nucléaires. 20minutes.fr a fait la même chose dans une interview mise en ligne le 16 mars : Jancovici dézingue un par un les arguments des anti-nucléaires avec le label trompeur « d’expert indépendant ». En réalité, s’il est indépendant vis-à-vis de l’industrie nucléaire, il n’est pas neutre sur le plan idéologique puisqu’il défend cette énergie.

Anti-CO2 contre anti-nucléaire : l’autre débat

Le cas de Jancovici reflète le débat entre écolos qui oppose les anti-nucléaires aux anti-CO2. Le nucléaire n’étant guère émetteur de CO2 (mais un peu tout de même, en prenant en compte tous les éléments de la chaîne de production), certains écologistes estiment qu’il est une énergie utile et indispensable. C’est le cas de Jancovici. Contacté par @si, Thierry Salomon, président de Negawatt (partisan de la sortie du nucléaire) explique pourquoi le débat est si difficile et par avance biaisé : « En France, il y a beaucoup de confusion. Le débat sur l’énergie se résume à l’électricité. Du coup, on a du mal à sortir du débat éolien contre nucléaire. Or, à partir du moment où on a une énergie dominante avec un faux consensus [il n’y a jamais eu de débat sur le nucléaire], il y a beaucoup de tabou sur ce sujet. On passe vite pour des écolos caricaturaux » explique-t-il, avant d’ajouter qu’on « a une vision trop carbonisée des choses, ce qui aboutit à un glissement sémantique présentant le nucléaire comme une énergie propre. Certains parlent même d’énergie décarbonée »... comme NKM ou Sarkozy.

Le scénario du groupe d’experts de Negawatt, détaillé dans Le Monde, tente de dépasser cette opposition CO2/nucléaire. « On est sur un scénario global de transition énergétique, nous explique Salomon. Le CO2, ce n’est qu’une partie des choses. Nous, on fait une analyse multicritère de la production d’énergie : Est-ce sûr ? En harmonie avec le territoire ? Est-ce fondé sur du stock (gaz) ou des flux (vent) ? Est-ce créateur d’emploi ? Et ensuite on choisit les énergies les plus compatibles avec le développement soutenable, c’est-à-dire que la terre peut soutenir ». C’est à l’issue de ce travail, explique Salomon que « l’on s’aperçoit qu’on n’a pas besoin du nucléaire, la sortie du nucléaire est donc une conséquence. Notre démarche n’est pas de créer une alternative, front contre front ».

Ce scénario s’appuie sur trois volets : la fin du gaspillage énergétique (réduction des éclairages inutiles, dissuasion des surconsommations), l’optimisation énergétique (fin du chauffage électrique, renouvellement des appareils les plus énergivores, récupération de la chaleur perdue par les centrales de production d’électricité) et développement des énergies renouvelables qui ne se résument pas au solaire et à l’éolien et comprend également l’énergie hydraulique et surtout la biomasse (bois, biogaz des décharges, résidus organiques de plusieurs industries)

On est donc loin des écolos qui veulent mettre des éoliennes ou des panneaux solaires partout comme l’explique le sujet de France 2. Et il faut croire que ce n’était pas si difficile de résumer en quelques minutes la théorie de Negawatt sans la caricaturer puisque France 3 a bien réussi à le faire...


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