Tribune 

« Le sondage ne fait pas le citoyen », par Olivier Roy

Olivier Roy

TRIBUNE. D’après le grand politologue, l’obsession des sondages a conduit tous les derniers présidents droit dans le mur. Pour mieux connaître la société, il suffit pourtant de « traverser la rue »…

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Macron est le troisième président, après Sarkozy et Hollande, à être désavoué au bout de son premier mandat, même si ce désaveu s’est décalé sur les élections législatives. La désaffection envers le politique est une tendance lourde, illustrée aussi par la croissance de l’abstention. Il y a beaucoup de raisons à ce désamour et la presse s’en fait bien volontiers l’écho. On incrimine évidemment les défauts de chaque président : les coups de colère de Sarkozy, l’indécision de Hollande, l’arrogance de Macron. Mais comment se fait-il que le même schéma se répète alors que les personnalités sont si différentes ?

Les trois présidents n’ont manifestement jamais compris ce qui se passe, tout en étant persuadés d’être à l’écoute des Français et d’avoir les meilleures informations sur les variations de l’opinion publique. Convaincus donc que l’opinion vire à droite sur les questions de société, d’immigration et de sécurité, tous les trois, alors qu’ils avaient entamé leur mandat sur une approche plutôt libérale (Hollande et Macron) ou même ouverte sur la question religieuse (Sarkozy et le discours de Latran), ont raidi à mi-mandat leur discours pour couper l’herbe sous le pied de l’extrême droite, en mettant en avant la lutte contre le séparatisme islamique ; or tous les trois ont fait monter le vote extrême droite au lieu de le récupérer et tous les trois se sont retrouvés confrontés, durant leur mandat, à des mouvements sociaux de grande ampleur qui n’ont jamais porté sur la thématique que le président du moment croyait essentielle dans l’opinion (immigration, islam et sécurité).

Publicité

A lire aussi

Retraites, réforme du code du travail, coût de la vie, c’est cela qui met les gens (et les gilets jaunes) dans la rue, pas la question du voile ou de l’immigration (que l’on soit pour ou contre). Seule la « Manif pour tous » a mis en avant la question des valeurs (tout en appelant les musulmans à rejoindre le mouvement) ; la grande manif pour Charlie en 2015 n’a pas débouché sur un mouvement de fond.

Comment comprendre un tel manque de lucidité sur la société française ?

Les sondeurs ont remplacé les politologues

Le problème, c’est que la connaissance que ces présidents ont de la société vient essentiellement des sondages d’opinion. Les sondeurs ont remplacé les politologues, ou plutôt les sondeurs sont devenus les politologues d’aujourd’hui : ce sont eux qui écrivent les livres les plus vendus sur la société française. Les sondages sont de plus devenus la source principale pour les politologues certifiés, qui se contentent de plus en plus de les commenter en les prenant pour acquis. Dans le milieu académique, l’étude du sondage tend à remplacer l‘enquête de terrain (c’est moins salissant). Tout le monde travaille sur les « opinions » des Français sur tous les domaines : la religion, l’immigration, l’insécurité, les valeurs, etc. Quant aux sociologues qui font du terrain, ils ne sont guère lus : ce qui compte, c’est le débat d’idées.

Cette intellectualisation du rapport au « peuple » s’est exacerbée avec la présidence Macron, car ce dernier n’a aucun relais dans la société française. Certes ce n’est pas un tribun populiste, car il n’est (heureusement) pas populaire : il ne parle pas au peuple, mais il le lit. La politique est devenue structurellement populiste par l’écrasement des corps intermédiaires, à commencer par le Parlement. Macron a délibérément empêché son mouvement de devenir un vrai parti avec un ancrage local. L’information de terrain ne remonte pas. Il est convaincu, avec ses conseillers, que les réseaux sociaux remplacent la société : faire les marchés et les bistrots c’est ringard. Il est entouré de clones qui n’ont aucune expérience de la vraie vie. Certes Macron adore inviter des intellectuels à dîner, mais, encore une fois, c’est pour échanger des « idées » (et de toute façon de l’avis de ses interlocuteurs lucides il ne tient aucun compte de ce qu’on lui dit, il cherche juste à convaincre, ou plus exactement à séduire). A chaque variation de sondage, il va donc adapter un discours et annoncer des actions.

Publicité

A lire aussi

Signal et contre-signal

Ce qui compte c’est la communication : à chaque opinion identifiée par un sondage on répond par un signal. Puis on envoie un contre-signal pour ne pas perdre de voix dans le groupe qui pourrait se sentir visé. Le discours des Mureaux contre le séparatisme est donc à destination de l’opinion selon laquelle il y a un danger d’islamisation de la société française, le discours sur la colonisation comme crime contre l’humanité a pour but de pacifier les secondes générations, la dénonciation du « woke » vise à rassurer ceux qui auraient pu être déstabilisés par la critique du colonialisme, la nomination de Ndiaye vise à rassurer ceux qui auraient pu trouver que la dénonciation du « woke » va trop loin. Et le président semble s’imaginer que chacun se satisfait de sa soudaine bienveillance sans entendre ce qu’il dit aux autres. On envoie des signaux et on s’imagine ainsi gagner des voix. On pond quelques lois qui ne font qu’accentuer l’inflation normative, mais on ne met pas en œuvre une politique cohérente de long terme. On répond à des opinions, sans s’interroger sur la manière dont le citoyen vit concrètement les opinions qu’on lui attribue. Et après on s’étonne de l’abstention.

Or les sondages sont incapables de rendre compte des dynamiques qui traversent la société. La question n’est pas de savoir si les sondages sont biaisés, si les questions orientent les réponses et s’ils sont tautologiques. Ils le sont trop souvent. Mais se demander si les questions posées par les sondeurs orientent ou non les réponses des sondés n’est pas suffisant, car cela voudrait dire qu’on pourrait affiner, améliorer le sondage jusqu’à en faire un authentique reflet des opinions des sondés. Les sondages peuvent très bien prédire correctement le résultat des élections, mais c’est parce qu’ils posent alors simplement la question « pour qui allez vous voter ?  » Quand ils prétendent sonder les opinions sur des sujets de société c’est une autre affaire.

A lire aussi

Le problème c’est que le sondage transforme le citoyen en « personne ayant des opinions ». Et bien sûr tout le monde à des opinions sur tout, si l’on fait abstraction de la corbeille des sans opinions qui semblent alors être le degré zéro de la citoyenneté, alors que ces gens-là existent socialement et politiquement.

L’opinion ne fait pas le vote

Pourquoi cette obsession des sondages a-t-elle conduit tous les derniers présidents droit dans le mur ? La réponse est simple : on ne peut pas conclure un vote d’une opinion. D’après un sondage Harris Interactive d’octobre 2021 : 61 % des Français pensent que le grand remplacement (« les populations européennes, blanches et chrétiennes étant menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire ») va se produire en France et… 67 % s’en inquiètent. Mais le candidat qui fait campagne sur ce thème ne fait que 7 %. Selon un sondage IFOP-Fondation Jean Jaurès de septembre 2020, à la question « Faites-vous passer vos convictions religieuses avant les valeurs de la République ? », 74 % des Français musulmans de moins de 25 ans et 25 % des 35 ans et plus répondent oui. Mais le seul parti politique qui se déclare explicitement musulman, l’Union des démocrates musulmans français, fait moins de 1 % quand il présente des candidats. Et les jeunes d’origine musulmane, quand ils votent, votent Mélenchon, c’est-à-dire social et pas religieux. Donc cette polarisation laïcité/islamisme qui mobilise le monde politique, intellectuel et médiatique (c’est-à-dire l’univers d’Emmanuel Macron) ne se traduit pas dans les votes.

Publicité

Du coup les manifestations de rue paraissent incongrues, car elles ne rentrent pas dans la liste des « opinions » identifiées par les sondages. Alors on cogne.

A lire aussi

Toute la politique complexe et subtile du maintien de l’ordre mise en place à partir de 1947 (la répression calamiteuse des grèves ouvrières) visant à canaliser les manifestations de rue qui apparaissaient comme l’expression d’un segment légitime de la société (ouvriers, étudiants, paysans, à l’exclusion évidemment des Algériens de 1961 ou des communistes de Charonne) disparaît en faveur d’une politique de « contact » (chef on peut cogner ?) qui voit toute manifestation de rue comme à la limite de la légalité. Or ce sont ces manifestations qui portent la question sociale, absente des sondages. La brutalité policière est dans le fond le reflet de l’intellectualisme abstrait de la petite élite dirigeante. Petite parce qu’elle n’est plus l’expression de corps constitués, dotés de leur culture propre, y compris pour la police de la doctrine d’un maintien de l’ordre raisonné, parce que le manifestant demeure un citoyen. Cela est fini. Le citoyen n’existe plus, ne reste que des « opinions ».

Mais les « non sondés » reviennent toujours, dans la rue et dans les urnes. Cette personne a certes des opinions, mais elle a une vie, une vie qui admet des opinions contradictoires (je n’aime pas les Arabes, mais j’aime bien mon gendre ou mon voisin, arabes, bien sûr), des appartenances à des niveaux différents (âge, classe sociale), des humeurs, des hiérarchies de besoin et de revendications (écologie ou essence bon marché, médecin étranger ou pas de médecin). Bref, il faut regarder la société dans sa complexité et ses dynamiques propres plutôt que d’en faire un catalogue d’options et d’opinions. Il suffit de traverser la rue.

A lire aussi

Olivier Roy, bio express

Olivier Roy est politiste, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, spécialiste de l’islam et de l’Afghanistan. Il est notamment l’auteur de « la Sainte Ignorance » (2 008), « En quête de l’Orient perdu » (2 014), « le Djihad et la Mort » (2 016) et « L’Europe est-elle chrétienne ?  » (2 019), parus aux éditions du Seuil.

Sur le sujet BibliObs

Sujets associés à l'article

Annuler