Olivier Père

Perfect Blue de Satoshi Kon

Kaze Anime vient d’éditer en DVD et blu-ray, en version restaurée un chef-d’œuvre de l’animation japonaise – et un peu plus que ça – qui fête déjà ses vingt ans : Perfect Blue (Pafekuto buru, 1997) de Satoshi Kon, réalisateur génial malheureusement disparu trop tôt (le 24 août 2010 à l’âge de 46 ans) en laissant à la postérité quatre longs métrages de cinéma, tous admirables : Perfect Blue, Millenium Actress, Tokyo Godfathers, Paprika.

 

 

Film bleu, film parfait, Perfect Blue ne dément jamais les promesses de son titre. Avec cette œuvre réflexive tant dans sa forme que dans son sujet, Satoshi Kon radiographie notre monde des images et élève l’animation japonaise vers les sommets de l’art cinématographique.

Mima, une jeune chanteuse pop acidulée (membre d’un trio de nymphettes mutines à socquettes blanches comme semble les affectionner le public japonais mâle), décide de mettre fin à sa peu glorieuse carrière dans la variété pour devenir comédienne. Son agent lui trouve un petit rôle d’infirmière dans un feuilleton télévisé inepte, un soap-opera policier standard. A l’aube de ce nouveau départ, Mima va constater l’altération pernicieuse de sa perception de la réalité, et subir d’inquiétantes hallucinations dans lesquelles apparaît une autre Mima, double qui la renvoie à son image antérieure de vedette pop. Accompagnées de menaces invisibles, et de la colère d’un fan déçu qui dévoile dans les détails sa vie privée sur Internet, puis par les meurtres sadiques de son entourage, ces visions vont peu à peu faire plonger Mima dans la paranoïa et la schizophrénie.

Perfect Blue, réalisé en 1997, est indubitablement une date dans l’histoire du cinéma d’animation, un chef-d’œuvre du genre. Le film bénéficie du savoir-faire époustouflant de la meilleure école de l’animation japonaise. En effet, le réalisateur Satoshi Kon, avant de signer son premier long métrage de cinéma, a longtemps collaboré avec Katsuhiro Otomo (créateur d’Akira, première révélation de l’anime au grand public occidental) en travaillant sur les scénarios et les décors d’anime de science-fiction réalisés ou supervisés par le Maître : Roujin Z (une histoire d’alliage entre l’homme et la machine spectaculaire comme du Cameron et tordue comme du Cronenberg), Memories (un space opera à sketches qui fait référence à 2001 : l’odyssée de l’espace) et aussi Ghost in the Shell de Mamoru Oshii, classique instantané qui, à la manière de Perfect Blue mais dans un tout autre registre, est parvenu à transcender les contraintes narratives et techniques de l’animation traditionnelle pour imposer de nouveaux rythmes, de nouvelles sensations, de nouvelles pensées.

Perfect Blue de Satoshi KonPerfect Blue de Satoshi Kon

Perfect Blue de Satoshi Kon

Dans le domaine de la science-fiction ou du fantastique l’animation a souvent permis, avant la banalisation des effets numériques, un affranchissement devant les contingences du réel et la suppression de certaines contraintes matérielles dans l’invention de machines, monstres et cités futuristes. La réussite de Perfect Blue se situe à l’opposé de cette démarche. Si le film doit être vu comme une date révolutionnaire dans l’histoire de l’animation, ce n’est pas seulement parce qu’il aborde des thèmes adultes et profonds (la perte de soi, l’aliénation médiatique), mais parce qu’il propose également une approche réflexive de l’anime, par l’intermédiaire d’un récit qui laisse davantage de place à l’introspection qu’à une orgie d’effets pyrotechniques. Les procédés d’animation ne sont plus ici au service d’une imagination de démiurge, mais de la description d’un état mental, de l’intimité psychique d’une jeune fille qui ne parvient justement plus à distinguer le réel du virtuel. Il faut alors percevoir l’ironie d’un film qui, parce qu’il est déjà une œuvre d’animation, brouille à plaisir les repères du spectateur, qui partage avec la frêle héroïne son désarroi et son égarement. En effet, que pouvons-nous bien juger comme réel dans un dessin animé ? Ce récit de terreur psychologique utilise un répertoire relativement sobre pour un film d’animation, ce qui rend son déroulement plus angoissant encore, la folie s’immisçant dans la sagesse du trait. Film purement cérébral, Perfect Blue ne renonce pourtant pas – le pourrait-il ? – à la violence graphique et assène quelques meurtres sanglants qui ne sont pas sans évoquer les mises à mort stylisées des thrillers d’épouvante de Dario Argento. Le cinéaste italien a souvent évoqué l’influence de Walt Disney à propos des couleurs rouges et bleues, des éclairages tranchés et vifs de ses films rageusement irréalistes. Et voilà qu’un anime japonais (pays déjà réputé pour l’enfer d’un cinéma à la violence insensée) vient boucler l’histoire mouvementée du film criminel, qui ne serait pas tout à fait la même sans l’Italie et le Japon !

Mais le plus fascinant dans Perfect Blue, car le plus inattendu, concerne sa construction, qui se permet des audaces narratives incroyables, comme ces scènes refrains qui viennent conclure à répétition plusieurs moments du film et enferment l’héroïne dans sa schizophrénie. Les multiples dénouements de Perfect Blue se révèlent être des rêves, ou alors des scènes du (télé)film dans le film, inlassablement suivies par le même plan montrant Mima en train de se réveiller dans son lit. Ces boucles temporelles ne sont pas sans rappeler un film très expérimental comme Je t’aime, je t’aime. Perfect Blue parvient donc à concilier les recherches temporelles d’un Resnais et l’efficacité d’un thriller psychologique, s’inspirant de De Palma (celui de L’Esprit de Caïn ou Femme fatale) et Polanski (celui de Répulsion et du Locataire) dans l’art de la mise en abyme.

Film réflexif dans sa forme, Perfect Blue l’est aussi dans son contenu et s’enrichit d’une dimension sociologique qui n’est pas négligeable puisqu’elle semble directement interpeller les groupies du film. Anime sur une société qui pousse la consommation spectaculaire jusqu’à l’obsession, la dépendance et la folie, Perfect Blue se permet, tout en offrant ­avec élégance ­la dose de sexe et de brutalité requise dans ce type de divertissement pour jeunes adultes, de présenter une caricature de l’otaku de mangas avec le personnage d’Uchida, le Mimaniac (maniaque de Mima), individu moche, solitaire et anonyme transi d’amour pour sa petite idole qui minaude dans les charts. Il n’est question dans Perfect Blue que de fantasme médiatique, de dédoublement de personnalité, d’enveloppe virtuelle. A-t-on jamais vu un film sans prise de vue réelle, sans acteur, à ce point obsédé par l’idée d’incarnation ? Comme Ghost in the Shell, Perfect Blue est aussi une belle histoire de fantômes, où le corps et l’esprit sont sécables. Satoshi Kon fait preuve d’une distance critique et décortique les phénomènes de dépendance et de fascination provoqués par toutes ces machines à rêver, fabriquées dans le seul but de rassasier notre besoin quotidien d’images et de sons. Film bleu dans lequel mental rime avec métal, film parfait au-delà du raisonnable, Perfect Blue ne trahit à aucun moment l’ambition et la beauté de son titre.

Perfect Blue est disponible chez Kaze en édition simple et aussi en combo collector avec le story-board et un artbook du film parmi de nombreux compléments.

 

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