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Quel est le vrai du faux dans les critiques de l'émission d'Envoyé spécial sur le glyphosate ?

Le 17 janvier, Envoyé spécial consacrait une émission entière au glyphosate. Devant le nombre de critiques reçues, l'équipe de télévision a publié «une réponse aux intox». Débat explosif.
par Olivier Monod
publié le 23 janvier 2019 à 16h31
(mis à jour le 23 janvier 2019 à 18h29)

Question posée par Marc le 17/01/2019

Bonjour,

Vous avez été nombreux à nous poser des questions sur l'émission «Envoyé spécial» sur le glyphosate, diffusée le 17 janvier. Elles portent sur différents sujets que nous allons aborder. Par ailleurs, l'équipe de l'émission a publié un texte de réponse à plusieurs critiques, notamment émanant d'autres médias ou journalistes. Comme Géraldine Woessner (Europe 1), qui a réagi à cet article par un thread sur Twitter, et auquel Tristan Waleckx, journaliste d'Envoyé spécial, a aussitôt répondu. Leur débat recoupe en partie vos questions.

Le reportage est à revoir ici et tous les time code dans l'article se réfèrent à ce lien.

Lire aussi : Est-il vraiment possible de détecter des traces de glyphosate dans une analyse d'urine ?

Quel est le verdict à l’encontre de Monsanto dans l’affaire Dewayne Johnson ?

Avant même la parution du reportage, le journaliste Tristan Waleckx a été interpellé sur Twitter par les journalistes Géraldine Woessner et Emmanuelle Ducros (L'Opinion) au sujet de la portée du jugement dans l'affaire Monsato Vs Dewayne Jonhson. Accusant le Roundup d'être à l'origine de son cancer, ce jardinier californien a attaqué l'entreprise de pesticides. Il a gagné son procès mais Monsanto a fait appel.

La question est de savoir si le jugement fait le lien entre le cancer de Dewayne Jonhson et le pesticide ou si Monsanto a été sanctionné pour «défaut d'information».

L'émission d'Envoyé Spécial l'affirme (35'30): «Pour la première fois, la justice considère officiellement un pesticide à base de glyphosate comme la cause d'un cancer».

Le verdict du procès est visionnable ici et peut-être lu ici (en anglais). Les points 3 et 4 répondent "oui" aux deux questions suivantes : «Le Roundup Pro ou Ranger Pro est-il un facteur substantiel dans les causes de la maladie de M. Jonhson ? Est-ce que les risques potentiels du Roundup Pro ou Ranger Pro pouvaient être connus à la lumière du savoir scientifique généralement accepté dans la communauté scientifique au moment de leur fabrication, distribution ou vente ?»

Notons que Monsanto a aussi été condamné pour défaut d’information (points 8, 9, 10 et 11 du verdict). Quand le jugement était tombé en août, Géraldine Woessner avait déjà limité son interprétation à ces quatre derniers points.

«Une erreur», reconnait-elle aujourd'hui. Elle est d'ailleurs revenue sur sa position lors de son échange avec Tristan Waleckx.

Ceci dit, cette causalité «substantielle» est une lecture juridique du problème et non scientifique. Il est rarement possible de lier de manière certaine un cancer à une cause précise.

Pourquoi avoir fait appel à Gilles-Eric Séralini ?

Gilles-Eric Séralini est un scientifique controversé dans le débat sur la dangerosité des pesticides et des OGM. Envoyé spécial justifie d'avoir fait appel à lui (durant 5 minutes) ainsi: «Le professeur Seralini n'a pas été sollicité comme un expert sur un débat qui divise la science, mais pour son rôle central dans l'affaire des «Monsanto papers». Il est l'un des noms les plus cités dans les documents déclassifiés par la justice américaine. Ne pas évoquer son histoire dans une enquête sur les «Monsanto papers» aurait été une erreur éditoriale.»

Pour rappel, l'étude de 2012 de Gilles-Eric Séralini publiée dans la revue Food and Chemical Toxicology, concluait sur deux points : la toxicité du Roundup et du maïs OGM NK603, un maïs OGM manipulé par Monsanto pour tolérer les herbicides à base de glyphosate.

Cette étude a été retirée de la littérature scientifique (une sanction grave en science). Les raisons du retrait mentionnaient des «données non conclusives», mais reconnaissaient qu'il n'y avait eu «ni fraude ni mauvaise interprétation des données».

Envoyé spécial, en se basant sur les Monsanto papers, démontre que le responsable de la revue qui a pris cette décision était en lien avec l’entreprise à l’époque. En effet, lors des débats juridiques autour de Monsanto, des échanges internes à la firme ont été rendus publics mettant à jour des méthodes d’influence contraires à l’éthique scientifique.

Mais en se concentrant ainsi sur les actions de Monsanto pour faire retirer cette étude, le magazine de France 2 a décidé de faire l'impasse sur le débat scientifique de l'époque. Et le résume ainsi (52'05) : «Il [Séralini, ndlr] subit un contre-feu nourri. Présenté comme un chercheur militant sans rigueur, il est ridiculisé.»

Une allusion aux avis de différentes institutions scientifiques comme l'Anses, le Haut conseil des biotechnologies, l'agence de sécurité alimentaire européenne ou encore l'Inra.

Les six académies françaises (d'Agriculture, de Médecine, de Pharmacie, des Sciences, des Technologies, et Vétérinaire) ont même signé un avis commun qui affirmait : «Quant aux conflits d'intérêt dont Gilles-Eric Séralini accuse continuellement les scientifiques de tous bords et de toutes origines, on peut se poser la question de l'absence de tels conflits d'intérêt pour lui-même et ceux qui l'entourent quand on connaît leur engagement écologique et les soutiens financiers qu'ils ont obtenus par des groupes de distribution fondant leur publicité sur l'absence d'OGM dans les produits alimentaires qu'ils proposent à leurs clients.»

Dernier sursaut dans une affaire qui n'en manque pas, Le Parisien publie le 17 janvier des documents issus des Monsanto papers «suggèr[ant] qu'un scientifique aurait intercédé pour Monsanto auprès d'agences françaises en 2012».

Le reportage dit aussi (à 54'40) que cette étude de Séralini a été contredite par «d'autres expériences».

En effet, dès sa sortie en 2012, un collectif de chercheurs demandait dans Le Monde «des fonds afin de vérifier ses observations de façon complète et rigoureuse». Quatre études européennes ont été lancées (appelées Marlon, Grace, G-Twyst et GMO90plus) sur la toxicité de certains OGM (mais ne s'intéressaient pas à la toxicité du glyphosate). Leurs conclusions sont analysées par Sylvestre Huet, ancien journaliste à Libération, sur son blog sur Le Monde et par Mathieu Vidard dans un edito sur France Inter.

En résumé : cette étude de 2012 a été considérée par la communauté scientifique comme non conclusive et Monsanto a œuvré en coulisse pour la faire retirer.

Les agences réglementaires s’appuient-elles sur une étude réécrite en secret par Monsanto ?

Dans l'émission, l'équipe de France 2 confronte David Kirkland, coauteur de l'étude «Une revue du potentiel cancérogène du glyphosate par quatre panels d'experts indépendants et comparaison avec l'évaluation du CIRC», publiée en 2016.

La déclaration de conflit d'intérêts des auteurs de cette étude fait bien mention d'un financement des travaux par Monsanto, mais affirme également qu'«aucun employé ou avocat de Monsanto n'a revu le manuscrit avant sa soumission».

Échanges de mails issus des Monsanto papers à la main, l'équipe d'Envoyé spécial fait pourtant reconnaître à David Kirkland une intervention de Monsanto sur le texte. «En attendant, cette vaste étude, favorable au glyphosate, reste une référence de la recherche indépendante pour les régulateurs du monde entier», affirme le commentaire de l'émission (1'04''30). Une phrase critiquée par Géraldine Woessner.

Sauf que le dernier avis de l'agence réglementaire de santé du Canada liste bien cet article dans ses références (ou bibliographie), au même titre que plusieurs articles signés par Gilles-Eric Séralini. Quant à l'avis de l'agence européenne (EFSA) datant de 2015, il ne peut faire référence à une analyse de 2016.

Précisons que la présence d’un article dans les références d’une décision ne signifie pas que l’agence a pris pour argent comptant les conclusions de l’étude.

L’agriculture biologique: du labour et pas de pesticides ?

Un de nos lecteurs soulève le débat sur la présence de pesticides dans l'agriculture biologique (également abordée par Envoyé spécial) et du mésusage du terme "chimique". En effet, selon le site du ministère de l'Agriculture, le bio est défini comme une pratique fondée «sur la non-utilisation de produits chimiques de synthèse, la non-utilisation d'OGM, le recyclage des matières organiques, la rotation des cultures et la lutte biologique».

Ici, la notion importante est l’absence de produits chimiques de synthèse, donc des molécules créées par l’homme (comme le glyphosate). Mais l’agriculture biologique utilise bien des pesticides que ce soient des molécules - chimiques - existantes à l’état naturel ou de synthèse, qui font toutes l'objet d'une autorisation spéciale.

Lire aussi :Quels sont les pesticides autorisés dans l'agriculture biologique ?

Dans le commentaire d'Envoyé spécial (à 4'25) - «Olivier, lui, a abandonné tout pesticide chimique depuis 27 ans» -, il y a donc une confusion entre «chimique» et «de synthèse».

L'agriculteur bio, Olivier, a aussi tendance à dire que le bio se passe de pesticide (3'25) : «On peut faire sans glyphosate et surtout sans pesticide et sans herbicide. Moi, je le vis depuis 30 ans, et oui, il faut le crier sur les toits, on peut faire sans glyphosate».

La réduction de l'utilisation des pesticides dans l'agriculture conventionnelle, comme biologique est un sujet sur lequel se penche l'Inra depuis longtemps (exemples ici, ici ou ici).

Lire aussi : Sans herbicide, la récolte est plus belle

Le glyphosate est-il responsable de maladies du rein au Sri Lanka ?

Le Sri Lanka connaît une épidémie d'insuffisance rénale inexpliquée et appelée «maladie chronique des reins à l'étiologie [la cause, ndlr] inconnue» (CKDu en anglais). Le reportage de France 2 commence en suivant un agriculteur qui attribue sa maladie au glyphosate.

«L'épidémie est longtemps restée un mystère jusqu'à ce qu'un homme décide de comprendre», déclare le commentaire de l'émission (1'46''55) pour introduire les travaux de Channa Jayasumana qui fait un lien entre le pesticide et la maladie.

Selon le chercheur, le glyphosate, lié aux métaux lourds, est responsable de la CKDu. Une position qui ne fait pas consensus. Pour l'organisation mondiale de la santé (OMS), la liste des responsables possibles est longue (pesticides, métaux lourds, qualité de l'eau…).

«Ce n'est pas "Envoyé Spécial" qui fait le lien entre la maladie des reins et l'herbicide, mais l'Etat srilankais. En 2015, le Sri Lanka a décidé d'appliquer le principe de précaution et d'interdire le glyphosate, suite à la publication d'une étude mettant en cause l'herbicide. Notre démarche journalistique a simplement été de raconter comment et pourquoi le Sri Lanka est devenu le premier pays à interdire totalement le glyphosate. Puis d'en expliquer les conséquences économiques néfastes qui ont conduit à sa réintroduction en 2018», explique l'équipe.

Un peu comme dans le cas de l'affaire Séralini, en ne rentrant pas dans le fond du débat scientifique, Envoyé spécial en donne une vision partielle. L'académie nationale des sciences du Sri Lanka avait, à l'époque de l'interdiction du glyphosate, dénoncé la décision dans un communiqué.

«La décision [d'interdire le glyphosate] semble avoir été prise après que le CIRC a classifié le glyphosate en cancérigène probable. […] Il est important de noter que les patients atteints de CKDu ne montrent aucun signe de cancer. Nous ne connaissons pas de preuves scientifiques issues d'études au Sri Lanka ou à l'étranger démontrant que la CKDu est causée par le glyphosate», affirmait l'académie.

Enfin, Envoyé spécial mentionne bien, contrairement à ce qui lui est reproché, la levée de l’interdiction du glyphosate pour les cultures de thé et de caoutchouc. Et cette levée de l’interdiction ne porte bien que sur ces deux types de cultures, comme l’a confirmé la douane srilankaise à nos confrères de l’AFP Factuel.

En fin de compte, c’est dangereux le glyphosate ou pas ?

Dans sa réponse, France 2 insiste sur le fait que son émission ne cherche pas vraiment à répondre à cette question.

«Envoyé Spécial ne cite aucune étude épidémiologique, ni celles qui sont favorables au glyphosate ni celles qui lui sont défavorables. Interpellée sur le marché de Marly-le-Roi par une citoyenne lui demandant si le glyphosate peut causer le cancer, Élise Lucet répond qu'il est "compliqué de répondre", résumant ainsi l'absence de consensus scientifique : "Toutes les études sont controversées et les avis sont assez différents"».

Cette posture interroge tout de même au regard des scientifiques interrogés, Gilles-Eric Séralini et Channa Jayasumana, dont les conclusions sur la dangerosité du glyphosate ne sont pas contrebalancées par une mention des autres études existantes ou une intervention contradictoire.

«Nous n'avons pas vocation à faire une revue exhaustive de la littérature scientifique sur la cancérogénicité du glyphosate, répond l'équipe de l'émission sollicitée par CheckNews. Nous ne voulons pas rentrer dans ce débat. Nous voulons montrer comment la science a été manipulée et se poser la question de comment sortir du glyphosate.»

CheckNews n'a pas la prétention de trancher le débat scientifique (Arrêt sur image s'est frotté au sujet). «Il existe une controverse scientifique sur le fait cancérogène du glyphosate mais aussi sur un possible effet perturbateur endocrinien», déclare le toxicologue Bernard Salles à Libération. La toxicologie incite en effet à la prudence dans ses conclusions, comme l'illustre Robert Barouki, directeur d'une unité à Inserm, interrogé par France Culture.

Que pouvons-nous cependant dire sur le fond ? Le glyphosate est une molécule toxique qui nécessite des précautions de manipulation. Une discussion entre les agences internationales existe sur son caractère cancérogène.

Le CIRC, qui évalue la capacité d’un produit, dans l’absolu, à déclencher le cancer (comme la viande ou les radionucléides), considère le glyphosate comme cancérogène probable. Les agences réglementaires, dont le rôle est de se prononcer sur la réalité du risque pour les populations en intégrant les conditions d’utilisation, ne considèrent pas le glyphosate comme cancérogène. Si l’on schématise, le CIRC va dire qu’une éruption volcanique est mortelle et les agences vont définir le périmètre à évacuer.

Ceci dit, même en prenant cela en compte, le débat scientifique sur la dangerosité du glyphosate reste vif et pollué par des conflits d’intérêts et des pratiques dérangeantes.

Notons aussi que l’essentiel des malades liant leur condition au glyphosate (aux Etats-Unis, en Argentine, en France, au Sri Lanka) sont des travailleurs agricoles, des riverains des champs ou des jardiniers amateurs, et non des consommateurs lambda.

Enfin, si le débat se cristallise sur le glyphosate, c'est bien l'utilisation des pesticides qui est visée. Cette méfiance est basée sur des éléments scientifiques. L'exposition à un mélange de pesticides perturberait le métabolisme des souris, même à faible dose, selon une étude de l'Inra. Une expertise collective de l'Inserm de 2013 a mis au jour des présomptions de liens entre l'exposition aux pesticides et plusieurs pathologies.

En résumé : L'émission Envoyé spécial sur le glyphosate a été fortement critiquée sur ce qu'elle avançait, mais souvent à tort. Le magazine met en scène les manoeuvres de Monsanto pour influencer la recherche scientifique et l'importance que le glyphosate a pris dans le système agricole français et international. En refusant, par choix, de rentrer dans le débat de fond sur les preuves scientifiques de la dangerosité du glyphosate, mais en donnant la parole à des plaignants et aux chercheurs Gilles-Eric Séralini et Channa Jayasumana, France 2 prête néanmoins le flanc à des critiques sur leur traitement scientifique de l'affaire.

Cordialement

Edit du 01/02/2019 : précision sur les pesticides utilisés dans l'agriculture biologique.

Pour aller plus loin :

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