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Bolloré contre les médias : de nombreuses procédures, peu de victoires

A travers quelques cas emblématiques, retour sur l’habitude qu’a prise Vincent Bolloré de poursuivre les médias qui évoquent la manière dont les entreprises dont il est actionnaire accaparent des terres, notamment au Cameroun pour exploiter l’huile de palme.
par Frantz Durupt
publié le 12 juin 2018 à 16h37
(mis à jour le 12 juin 2018 à 18h33)

C'était l'autre volet judiciaire du combat de Vincent Bolloré contre France 2 : ce mardi, le tribunal de commerce a débouté le milliardaire, qui demandait 50 millions d'euros à France Télévisions pour la diffusion d'un portrait-enquête dans Complément d'enquête en 2016. Si vous avez une impression de déjà-vu, c'est normal : la semaine dernière, France Télévisions et l'auteur du reportage, Tristan Waleckx, ont été relaxés par le tribunal de Nanterre après un procès qui portait, lui, sur le caractère supposément diffamatoire de l'émission. Vincent Bolloré attaque en effet sur tous les fronts, tantôt pour de longues enquêtes, tantôt pour une simple légende au pied d'une photo. Une frénésie procédurière qu'incarne une liste, publiée en janvier par des journalistes, associations et sociétés de rédacteurs, où l'on dénombre pas moins de vingt plaintes contre différents médias, sans compter celles visant des associations. «Au vu de leur ampleur, nous estimons que ces poursuites judiciaires s'apparentent à des "poursuites-bâillons"», écrivent les signataires, dénonçant des procédures qui «sont en train de devenir la norme». Le fait que Vincent Bolloré ne l'emporte quasiment jamais est en train de le devenir aussi. Retour sur quelques cas emblématiques.

2009-2010 : Bolloré et Socapalm vs France Inter (1)

C'est la première procédure lancée par Vincent Bolloré contre un média, et une des rares où la justice lui a donné partiellement raison. Auparavant, relevait le Monde diplomatique fin 2009, Vincent Bolloré avait plutôt pour habitude de se montrer «ouvert» aux critiques, notamment celles portant sur ses investissements en Afrique. Cette année-là, il va changer radicalement de braquet et attaquer le magazine Interception, sur France Inter, pour une enquête intitulée Cameroun : l'empire noir de Vincent Bolloré. Dans ce reportage diffusé en mars 2009, le journaliste Benoît Collombat se rend au Cameroun, pays où le milliardaire a installé de nombreuses activités. Il y interroge des témoins, la plupart camerounais, qui dénoncent les pratiques du groupe Bolloré, lequel contrôle en grande partie le port autonome de Douala, les chemins de fer et des plantations de palmiers via la société Socapalm, ancienne société publique devenue propriété de la Socfin, dont Vincent Bolloré est actionnaire à près de 40%. Résultat : un procès en diffamation… et une victoire partielle de Bolloré, en mai 2010. La 17chambre du tribunal correctionnel de Paris considère que sur six passages incriminés, quatre sont effectivement diffamatoires, et condamne l'ancien directeur de France Inter, Jean-Paul Cluzel, ainsi que Benoît Collombat, à 1 000 euros d'amende chacun. Ils doivent en outre verser solidairement à Bolloré un euro de dommages et intérêts et 10 000 euros de frais de justice. Le journaliste et la station sont en revanche relaxés pour la partie de l'enquête qui concerne les conditions de travail au sein de Socapalm. Mieux : sur ce sujet, la justice estime que les témoignages apportés au procès pour servir de preuve sont «de nature à conférer un large crédit aux propos rapportés dans le reportage».

2009-2010 : Bolloré vs France Inter (2)

En septembre 2009, la photojournaliste Isabelle Ricq est au micro de Rebecca Manzoni sur France Inter pour parler d'un reportage qu'elle a réalisé dans une plantation Socapalm au Cameroun (reportage sur le site du Monde diplo). «Le passage était tellement court, je parlais mal, je bafouillais… Ça me semblait fou que Bolloré veuille attaquer cela !» racontera-t-elle quelques années plus tard aux Inrockuptibles. Et pourtant, plainte il y aura. Elle sera retirée à deux semaines du procès, en juin 2010… soit un mois après la condamnation d'Inter et de Collombat, qui n'ont pas fait appel. De quoi accréditer l'idée que la plainte servait avant tout à «envoyer un message à radio France, dans le sillage du procès de Benoît Collombat», a avancé Isabelle Ricq auprès des Inrocks.

2012-2018 : Bolloré vs Bastamag (et Rue89 et des blogueurs)

Le feuilleton aura duré cinq ans, et sera allé jusqu'en cassation. En octobre 2012, Bastamag publie Bolloré, Crédit agricole, Louis Dreyfus : ces groupes français, champions de l'accaparement de terres. L'article rappelle que le groupe de Vincent Bolloré a massivement investi dans les terres agricoles africaines et asiatiques, via la Socfin et ses filiales (qui constituent une nébuleuse de holdings, expliquions-nous en avril) : outre le Cameroun, sont concernés la Sierra Leone, le Liberia, le Cambodge… En Sierra Leone, «bien que directement affectés, les habitants de la zone concernée semblent n'avoir été ni informés ni consultés correctement avant le lancement du projet : l'étude d'impact social et environnemental n'a été rendue publique que deux mois après la signature du contrat», explique l'association Survie, citée dans l'article. De quoi justifier, aux yeux de Bolloré, une plainte en diffamation, qui a été rejetée en première instance en 2016, puis en appel en 2017, avant que la Cour de cassation ne vienne clore définitivement les débats. Pour elle, l'article s'inscrivait «dans un débat d'intérêt général sur l'achat et la gestion [de terres agricoles], par des multinationales de l'agro-alimentaire parmi lesquelles la société Bolloré» et reposait «sur une base factuelle suffisante» sans dépasser «les limites admissibles de la liberté d'expression», selon Bastamag. Au passage, ont aussi été définitivement relaxés le site Rue89, qui avait cité cet article, tout comme trois blogueurs ayant posté des liens sur leur page.

Bastamag dit avoir perdu 13 000 euros dans la procédure, l'équivalent «d'une dizaine d'articles comme celui que nous avons publié et sur lequel la justice nous a donné raison». Et il reste sous le coup d'une autre plainte, qui vise un article publié en 2014. Son audience est prévue le 2 octobre.

2015-2018 : Socfin et Socapalm vs Mediapart, le Point, l’Obs et deux ONG

En avril 2016, Mediapart publie un article relatant l'existence de nouvelles actions contre Bolloré pour dénoncer l'accaparement des terres au Cameroun. Une phrase dans l'article va justifier le dépôt d'une plainte en diffamation : «6 000 personnes sont privées de leurs terres par les plantations Socfin au Cameroun, 2 000 au Liberia, 1 000 en Côte-d'Ivoire, 800 familles au Cambodge, 200 au Sierra Leone». Il s'agit d'une citation d'Emmanuel Elong, paysan camerounais mobilisé contre l'accaparement des terres, autre expression jugée diffamante. L'enjeu pour les entreprises est d'empêcher que ce terme et la réalité qu'il recouvre soient reconnus. Et pour Bolloré, de se dégager de toute responsabilité sociale et environnementale, car la Socfin n'est pas une de ses filiales, mais «seulement» une entreprise dans laquelle il a des parts. Les ONG ReAct et Sherpa, ainsi que l'Obs et le Point qui reprennent sur leur site une dépêche AFP contenant la citation d'Emmanuel Elong, sont également poursuivis, visiblement un peu au pif, vu que l'AFP elle-même ne le sera pas. La relaxe, demandée par la procureure de la République lors d'une audience en janvier, sera obtenue en mars. Mais la Socfin a fait appel, nous a indiqué Dan Israël, l'auteur de l'article de Mediapart poursuivi.

2016-2018 (et au-delà) : Bolloré et Socapalm vs France 2 et Tristan Waleckx

Diffusé pour la première fois en avril 2016 dans Complément d'enquête, Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? a semble-t-il énervé le milliardaire. Pour commencer, Vincent Bolloré a dégainé une arme inhabituelle. Au lieu d'attaquer en diffamation, il a déposé via sa société une plainte devant le tribunal de commerce, accusant France Télévisions de vouloir nuire à Canal+, chaîne qu'il possède. Selon l'avocat de Bolloré, Olivier Baratelli, la chaîne publique aurait porté «des accusations graves, disproportionnées et infondées sur la qualité du journalisme d'investigation de Canal+, en sachant pertinemment qu'elles profitent à France 2 autant qu'elles nuisent à Canal+, puisqu'elle ose, elle, s'attaquer au groupe Bolloré, qui inspire pourtant, selon ce même reportage, tant de crainte et de terreur». En somme, France Télévisions se servirait de cette émission pour déstabiliser son concurrent. Bolloré a réclamé 50 millions d'euros... sans succès. Le tribunal de commerce s'est déclaré «incompétent» au profit du tribunal de grande instance de Nanterre... qui a lui-même jugé le 5 juin que ce reportage de France 2 n'était pas diffamatoire (lire plus bas).

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Vincent Bolloré n'a pas pour autant fait l'économie d'une plainte en diffamation, déposée quelques mois plus tard. A vrai dire, il s'agit même de deux plaintes : l'une a été déposée en France à l'encontre de France 2 et de l'auteur du documentaire, Tristan Waleckx (qui a obtenu le prix Albert-Londres pour ce travail). Après une audience en avril, Vincent Bolloré a été débouté début juin, et condamné par le tribunal de grande instance de Nanterre à reverser 21 000 euros de frais de procédure à ses contradicteurs.

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L'autre plainte a été déposée non par Bolloré, mais par Socapalm, et non pas en France mais… au Cameroun, où cette société exploite l'huile de palme. L'audience est encore en attente, selon le collectif qui a signé la tribune publiée en janvier. En attendant, l'enquête est à voir ou revoir ci-dessous.

Et les autres…

Les Inrocks, France Info ou encore France Culture figurent parmi la liste des médias qui ont eu affaire aux réflexes judiciaires du milliardaire. Du côté de Libé, une procédure est à signaler. La journaliste Fanny Pigeaud, qui fut parmi les premiers à écrire sur les investissements de Bolloré dans l'huile de palme au Cameroun (dans cet article publié par Libé en 2008), a eu droit à une plainte en 2012, en raison de la légende d'une photo d'Isabelle Ricq accompagnant un de ses articles (toujours pour Libé). «Plantation de la société Socapalm (Groupe Bolloré) au Cameroun en 2009. Cette activité entraîne expropriations et déforestation», lisait-on dans la légende (aujourd'hui disparue). Libération a été condamné pour diffamation, tandis que Fanny Pigeaud était relaxée. Outre la procédure contre France Inter citée au début de cet article, c'est la seule autre fois où Vincent Bolloré a obtenu une victoire judiciaire contre un média français.

Enfin, relevons une affaire (en cours) qui s'illustre elle aussi par l'originalité de son angle d'attaque : le groupe Vivendi (propriété de Vincent Bolloré) réclame 700 000 euros de dommages et intérêts, au civil, pour... les questions qu'ont posées les journalistes Nicolas Vescovacci et Jean-Pierre Canet avant la parution de leur livre Vincent tout puissant (JC Lattès), en avril 2017. Le groupe voit en effet ces questions, qui lui ont été adressées pour mener une enquête contradictoire avant de boucler l'ouvrage, comme une entreprise de «dénigrement», voire de «grave déstabilisation». Il est à noter que les auteurs sont également ceux d'une enquête sur le Crédit mutuel subitement déprogrammée de Canal+ après le passage de la chaîne sous pavillon Bolloré.

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