Décryptage

La Suède souffre-t-elle d'une épidémie de violences sexuelles?

Après plusieurs plaintes pour viols et agressions sexuelles commis lors de l'édition 2017, le plus gros festival de pop du royaume a annulé son édition de l'année prochaine. Que se passe-t-il dans ce pays censé être l'étendard de l’égalité des genres, premier et seul au monde à se targuer d’avoir un «gouvernement féministe» ?
par Lou Marillier, Correspondance à Stockholm
publié le 9 juillet 2017 à 14h55

La popstar suédoise Hakan Hellström entonnait l'un de ses tubes au festival de Bravalla lorsqu'une jeune fille de 15 ans a été violée au cœur de la foule. La victime, sous le choc, s'est confiée à une amie, qui a rapporté le crime aux autorités. Au total, pas moins de quatre viols et 23 agressions sexuelles ont été signalés cette année lors du festival, qui s'est déroulé du 28 juin au 1er juillet. La réaction des organisateurs de Bravalla, le plus gros festival de musique du royaume, a été immédiate et radicale, puisque l'édition 2018 du festival a été purement et simplement annulée. «On parlait moins de musique que de crimes et de violence», a regretté Folkert Koopmans, PDG de la société allemande FKP Scorpio qui possède le festival, auprès de l'agence de presse suédoise TT.

L’édition 2016 de Bravalla avait déjà été marquée par des agressions sexuelles qui, selon les organisateurs, peuvent expliquer la relative désaffection du public cette année : 45 000 billets y ont été vendus, contre 52 000 l’an dernier. Le phénomène n’est pas circonscrit au seul festival de Bravalla, puisque en 2016, 110 plaintes pour viol ou agressions sexuelles ont été enregistrées lors de 13 festivals dans toute la Suède.

Plus de crimes signalés et une définition plus large du viol

La Suède semble souffrir d'une épidémie de violences sexuelles, qui surprend dans un pays étendard de l'égalité des genres, premier et seul au monde à se targuer d'avoir un «gouvernement féministe». Depuis le début des années 2000, le nombre de plaintes pour viols et agressions sexuelles a doublé dans le royaume, passant de 10 419 par an en 2004 à 20 284 en 2016, selon les données du Conseil national de la prévention des crimes suédois, Bra. Cette impressionnante hausse a entraîné l'ancien leader britannique de UKIP Nigel Farage à qualifier la Suède de «capitale européenne du viol». Seulement, si les plaintes pour violences sexuelles et viols sont si nombreuses, ce n'est pas nécessairement car le crime en lui-même est plus répandu, mais peut-être parce que les Suédoises et les Suédois sont de plus en plus enclins à les signaler.

«Les données ne montrent pas qu'il y a plus de crimes commis, mais seulement plus de crimes signalés», explique Anna Kaldal, professeure de droit spécialisée dans les violences sexuelles. «Nous avons une définition plus large du viol qu'il y a dix ans, et la Suède est un pays ouvert où on en parle», explique-t-elle. La loi relative aux violences sexuelles a en effet été élargie deux fois, en 2005 et 2013. Désormais, tout rapport sexuel avec une personne incapable d'y consentir – car ivre, endormie, handicapée, par exemple – est considéré comme un viol. Contrairement à la France, la pénétration n'est pas nécessaire en Suède pour qu'un crime soit catégorisé comme viol. Le terme d'agression sexuelle s'applique également à de nombreux crimes qui, ailleurs, seraient de simples agressions. Le 2 juillet, un homme d'affaires suédois a par exemple été accusé par une femme politique d'avoir pris une photo sous sa jupe lors d'un camp d'été politique. Un tel acte est, depuis une décision de la Cour suprême en 2015, considéré comme une agression sexuelle.

«Tout viol compte»

D'autre part, si le royaume a en effet les taux de plaintes les plus forts d'Europe, selon les chiffres de l'ONU, ces comparaisons demeurent très bancales car il n'existe pas de norme internationale pour comptabiliser et catégoriser les violences sexuelles. «En Suède, tout viol compte», explique Emma Moderato, avocate et membre du conseil d'administration de l'ONG Fatta. Si une femme signale avoir été violée tous les soirs par son mari pendant un an par exemple, cela comptera comme 365 viols. Enfin, la forte médiatisation de la question ces dernières années a probablement joué un rôle dans la libération de la parole des victimes. «Nous parlons enfin de quelque chose que nous avons ignoré pendant des années, qui a été normalisé, explique Lisen Andréasson Florman, fondatrice de NattSkiftet, une association qui organise des rondes dans les festivals pour prévenir les violences sexuelles. On est censé tolérer une main sous la jupe, mais ce n'est pas acceptable, c'est un crime.»

Bracelets «Ne tripote pas»

L'association Nattskiftet travaille auprès du festival Bravalla depuis quatre ans. «Il est très facile de signaler un crime à Bravalla, explique Lisen Andréasson Florman. Il y a des écrans sur la scène, et les artistes en parlent.» L'année dernière, la police y distribuait même des bracelets avec la mention «Ne tripote pas». Selon Emma Moderato, le nombre de plaintes en hausse est donc plutôt bon signe. «La plupart des festivals qui travaillent sur la violence sexuelle reçoivent également le plus de plaintes : c'est qu'ils font un meilleur boulot que les autres.»

Un engagement fort dans la lutte pour l'égalité des sexes et des chiffres effarants en termes de violences sexuelles ne sont donc pas forcément contradictoires. Une étude de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne de 2014, qui montrait que 18% des Suédoises se disaient avoir été victimes de violences sexuelles, notait qu'«un niveau élevé en termes d'égalité des genres entraîne un niveau plus élevé de divulgation des violences contre les femmes» et donc que «les Etats membres avec les taux les plus forts en termes d'égalité des genres ont également tendance à avoir des niveaux plus hauts en termes de violence contre les femmes».

Les réfugiés, boucs émissaires idéaux

Si les plaintes augmentent, les taux d'inculpations demeurent cependant très bas, à environ 12% en 2016. La Suède travaille désormais à modifier sa loi une troisième fois, pour y inclure une «clause de consentement». Cela signifierait, en clair, qu'il ne faudrait désormais plus prouver le manque de consentement de la victime (ou sa résistance) pour déterminer un viol, mais au contraire prouver son consentement. «Cette proposition traite avec modernité de l'intégrité sexuelle et du droit de prendre ses propres décisions, explique Emma Moderato. Cela permet de montrer que tout ce qui n'est pas un "oui" est un "non"».

Supprimer un festival entier est-il pour autant la solution ? «Ce n'est pas le bon moyen d'aborder le problème : dans ce cas, il faudrait aussi fermer les écoles, les boîtes de nuit, et la société tout entière», réagit Emma Moderato. Le problème ne se limite en effet pas aux festivals. Il réside dans la société suédoise tout entière – même si, naturellement, les ultraconservateurs préfèrent en imputer la responsabilité aux réfugiés. Ainsi, et on a vu la même chose au moment des viols et agressions sexuelles de Cologne, les médias xénophobes du monde entier, de Fox News à Breitbart en passant par le Daily Mail, hurlent à la chute de la Suède dans la barbarie et blâment sa politique migratoire. Le débat demeure cependant complexe, et facilement instrumentalisé, notamment car des groupes de jeunes migrants mineurs non accompagnés ont harcelé sexuellement de très jeunes filles dans un autre festival, à Stockholm, en 2014 et 2015.

Rien, cependant, ne montre que la majorité des crimes sexuels ces dernières années a été commise par des migrants. «Nous devons parler du vrai problème, et ce n'est pas l'immigration. Les violences sexuelles existent depuis des années», explique Lisen Andréasson Florman. Le comportement des femmes, l'immigration ou les festivals trop dangereux sont, selon elle, autant de boucs émissaires qui font distraction face aux vrais fautifs, les responsables des crimes. «97% des auteurs de ces crimes sont des hommes, point final», explique-t-elle. Emma Moderato partage ce constat : «C'est là qu'il faut commencer à travailler, pour que les hommes fassent partie de la solution, et pas du problème.»

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