Que toute la philosophie au monde ne viendra jamais à bout de faire penser le hollandisme

Lorsque pour la première fois Alice rencontre Monsieur le Maire, celui-ci confie avoir besoin de retrouver des idées. Elle lui demande ce qu'il appelle une idée ; il répond qu'on sait bien ce que c'est qu'une idée ; elle renchérit que non, cela ne va pas de soi, et que la tradition philosophique a donné de ce terme de multiples définitions. Aucune de ces possibles définitions ne sera abordée.


Un peu plus tard, tandis que Monsieur le Maire, s'étant engagé dans un vaste mais creux éloge du progrès, se rend à une réunion municipale, Alice lui fait remarquer de façon juste, au seuil de la porte donnant sur la salle de réunion, que le terme de progrès employé comme un absolu est dépourvu de signification. Que le progrès est toujours relatif à un objectif donné : bref, qu'on ne progresse que d'un point A à un point B, et qu'il convient de définir le point B pour savoir quel contenu on entend donner au mot. Las. Le point B – que ce soit celui de Monsieur le Maire ou celui d'Alice – ne sera plus jamais évoqué.


Le film semble ainsi, presque tragiquement, rester prisonnier de l'inaptitude à penser dont il entendait faire son objet alors que, bien davantage, c'est lui qui en est l'objet.



Du vide intellectuel de la bourgeoisie dite de gauche



Sans doute y a-t-il, que ce soit sur le plan narratif ou dans la sensibilité déployée par Anaïs Demoustier et par Fabrice Luchini, des choses qui puissent s'apprécier dans l'aptitude du film à rapprocher deux êtres – une jeune philosophe et un vieux baron socialiste, respectivement – qui se toisent comme des bêtes curieuses sans qu'il soit besoin pour autant d'instaurer entre eux un banal jeu de convoitise sexuelle ou sentimentale. Et de ce point de vue, je comprends parfaitement que l'on puisse aimer Alice et le Maire, et tout le mal que je peux moi-même en penser n'aura évidemment rien à retrancher au plaisir qu'y auront pris ceux qui y auront pris du plaisir.


Toutefois, puisque l'intrigue – une philosophe trentenaire invitée par un politicien intellectuellement essoré par des décennies de politique à revitaliser son équipe et sa pensée – se propose de placer le film sur les rails de la philosophie politique et sur un registre intellectuel, c'est à ce niveau que j'estime lui devoir le respect de le regarder, et à ce niveau que je considère une absence cruelle d'intérêt. Car à quoi bon écrire l'histoire de deux intelligences qui se rapprochent, si ni l'un ni l'autre n'en a la moindre, d'intelligence ?


À ce titre, Alice et le Maire m'apparaît de deux façons possibles :



  • La première, cruelle : une œuvre écrite et réalisée par un bourgeois social-libéral dit de gauche qui, partant de l'aveu presque touchant de l'incapacité de son milieu social à produire de la pensée (trop absorbé qu'il est à produire des slogans), essaie de se raccrocher à la tradition philosophique pour retrouver une substance... et échoue lamentablement.

  • La seconde, qui le sauverait presque un peu : un document éloquent, à forte valeur sociologique, sur la nature de la bêtise que voudrait conjurer le film alors qu'il en est bien malgré lui l'expression, en ce que cette bêtise ne provient pas d'une inaptitude mentale à lire ou à lier des idées, mais d'une position sociale traduite par un ethos de l'entre-soi, incapable de se penser lui-même et incapable de se rapporter à la politique autrement que comme à une affaire d'esthétique idéologique entre personnes de bonne compagnie – car soyons sérieux, à quel moment est-il réellement, tangiblement question de politique dans Alice et le Maire ? À quel moment a-t-on affaire à autre chose qu'à des bourgeois dans les ors de l'hôtel de ville en train de s'entretenir à propos d'eux et d'eux-mêmes ?


L'idée de départ est géniale, pourtant.
Quoi de mieux qu'une philosophe invitée par un baron socialiste à les mettre, lui-même et son équipe, face au crétinisme de leur rhétorique de communicants qui consiste à chanter progressisme et démocratie comme des mantras creux enrobés d'éléments de langage ? On s'attend à ce qu'elle apporte au milieu de cette tourbe hollando-macroniste assez de pensée pour révéler par contraste sa médiocrité ambiante. On s'attend à ce que le concept philosophique, dans sa capacité à saisir l'arête du réel, fasse d'autant plus férocement ressortir combien les mots-clés de communicants sont sans objet. Sauf que non. Alice ne pourra faire cela, parce qu'Alice est exactement du même tonneau qu'eux.


La chose est sans mystère : Alice n'est qu'un personnage écrit par un cinéaste lui-même évidemment issu de ce milieu qu'il cherche à décrire et auquel il voudrait porter la réplique... Mais il le veut vainement, puisque ce milieu, c'est lui, et que pour répliquer contre soi, il faut encore pouvoir par un geste presque surhumain de l'imagination devenir autre que soi. Or on ne devient pas autre que soi quand on a l'entre-soi pour ethos.


Aux mantras de l'équipe municipale, Alice opposera ainsi ses propres mantras, ni moins creux, ni plus substantiels, plus politiques ou mieux définis que les fameux progressisme et démocratie :



  • La modestie sera son premier mantra. Et elle ne signifiera pas du tout qu'il faille au baron être capable de descendre des ses ors. Elle signifiera ce que l'idéologie libérale est capable de produire de plus suprêmement anti-politique : l'idée selon laquelle la première tâche de l'élu est, non pas de mettre en œuvre ce pour quoi il a été mandaté, mais d'avoir ce qu'eux appelleront l'humilité – ce que toute autre personne appellera la lâcheté – d'admettre que le politique n'est plus le lieu du pouvoir (comprenez : qu'au sein d'une société démocratique, c'est à la sphère économique privée qu'il revient d'administrer les rapports sociaux, pas à la décision publique) et que la modestie de l'homme politique revient à se cantonner au ministère de la parole en admettant qu'il ne peut pas tout (comprenez : en souhaitant qu'il puisse le moins possible).

  • La décence commune, notion orwellienne ici travestie, sera son second mantra. Mais de la décence commune de qui, au juste, Alice prétend-elle parler au Maire ? George Orwell désignait par cette formule l'espèce d'écosystème spontané de liens d'entraide et de solidarité qui se tisse entre gens ordinaires quand on les laisse coexister, à quoi il opposait la nature violente des rapports de domination que tend à produire le pouvoir. Où sont les gens ordinaires dans Alice et le Maire ? À quel instant la question des liens d'entraide et de solidarité est-elle seulement posée ? Qu'est-ce qu'emprunter à un auteur socialiste son nom et une de ses notions phares pour ne rien lui faire dire, la vider de son contenu et s'habiller du prestige qui auréole le patronyme auquel elle est liée pour simplement produire un effet de manche sans avoir rien à dire ? Qu'est-ce sinon l'espèce la plus crasse, la plus pathétique, la plus détestable de malhonnêteté ?


Ah, mais il y a une scène à propos des gens ordinaires !
Pas qu'ils soient eux-mêmes donnés à voir, mais un instant Alice reçoit leurs émissaires. Très intéressante scène qui, dans un de ces élans de bonne conscience dont la bourgeoisie de gauche est friande, veut illustrer l'insuffisante attention de la municipalité envers la population, et qui pour finir va d'autant mieux illustrer l'inattention du film lui-même. Alice, donc, est chargée par la première adjointe de recevoir de jeunes normaliens associatifs engagés dans l'aide aux mal-logés. Tout dans la scène nous indique de quelle façon l'équipe municipale se dégage de cette gênante question comme on se débarrasse du coin du pied d'un tas de poussière qu'on pousse sous le tapis. Fort bien.


À eux seuls, ces associatifs apparaissent comme faisant plus de politique en trois pauvres minutes que dure la scène que n'en fait toute l'équipe municipale dans le reste du film. Et pour cause, cette scène est la seule et unique où l'on entendra une fois parler politique au sens noble et tangible du terme, puisque c'est la seule et unique fois où il sera question d'êtres humains qui vivent, qui chient, et dont les corps encastrés dans un espace insalubre vont souffrir tant qu'on n'aura pas remis en état les sanitaires.


On croirait alors qu'Alice fera quelque chose de cette entrevue. Qu'elle donnera suite, d'une façon ou d'une autre. Qu'elle glissera mot à Monsieur le Maire de la nécessité de réorganiser ses services de façon à ce que les meetings éléments de langage avec Cyprien de la com' passent après la vie de ses administrés. Nenni, nenni ! De cette scène, de ces gens, il ne. sera. plus. jamais. question. La décence commune orwellienne, selon ce film, semble donc consister comme selon tous les sociaux-libéraux de cette Terre à prêter aux misères des gens une vague oreille compatissante, en leur offrant notre mine la plus déconfite, puis à les envoyer poliment se faire téter les yeux.



Le narcissisme comme mode exclusif de la pensée



Étant donc établi au cours de trois minutes de scène cruciales que les gens sont sans importance, qu'ils sont tout au plus une variable invisible reléguée loin dans sa fange, faisant de temps en temps irruption dans les ors du palais via quelques émissaires qui exigent qu'on adapte un peu le verbiage municipal, qu'on fasse semblant d'en tenir compte, il est établi aussi que la politique n'y sera rien de tangible. Il est censé s'échanger de la pensée entre une philosophe et un politicien et entendra-t-on une fois parler de conflit ? d'intérêts ? de rapports de classes ? de revendications syndicales ? d'outils démocratiques pour faire circuler le pouvoir local ? d'urbanisme ? de fiscalité ? d'éducation ? d'écologie ?


L'écologie, oui : il en sera question à trois reprises.
Pas comme d'un problème politique requérant d'entrer en conflit avec les puissances privées qui ont un intérêt économique immédiat à organiser la production d'une façon qui dévaste les écosystèmes, non. L'écologie, telle qu'on en parlera dans ce film, ce sera affaire de gestion de la pénurie, et d'une pénurie tombée du ciel, qui se présenterait d'elle-même à horizon plus ou moins lointain comme se présentent les éruptions volcaniques ou les crues des rivières. Quelque chose dont personne n'est responsable. Quelque chose qu'il convient de gérer dans la concorde universelle, sans froisser les intérêts de personne. Quelque chose d'apolitique, en somme. Et quelque chose qui trouvera sa plus fervente défense dans les propos à demi délirants d'une riche artiste excentrique qui scandera la nécessité d'un pacte entre les espèces, attestant une fois de plus que la politique ici est affaire d'esthétique : elle ne concerne pas l'état du réel, elle n'a rien à dire de sérieux ; elle est de l'ordre de la performance. La politique, ici, consiste à pavaner un style et savoir assortir son discours avec sa garde-robe.


Réglé son compte à la politique, on peut donc revenir au véritable objet du film : revenir à l'autre connard, là. Lui faire lire Les Rêveries du promeneur solitaire pour qu'il se sente moins seul dans son mal-être narcissique. L'aider à composer un dernier joli discours bien marqué à gauche, histoire qu'il puisse se sentir jeune encore une fois avant de partir à la retraite. Ah, ils vont l'écrire le discours ! Beau comme du Hollande au Bourget ! Radical comme du Hamon qui tape de son petit poing rose sur sa chaise haute avant que tonton le PS ne lui mette un Xanax dans sa compote ! L'un et l'autre sont là, à tressaillir face à ce que le scénariste semble croire être l'insolente radicalité d'un propos qui, encore une fois, dit sans rien dire et enfile comme des perles sur un collier des vœux pieux aussi politiquement incisifs que des couteaux de dinette.


En passant : non, chère Alice ! Non, cher Monsieur le Maire ! Rien ne va dans votre paraphrase de François Hollande. Vous croyez radicaliser ses mots mais, d'inconséquents, vous les rendez carrément faux. Le «visage de la finance», ça n'est pas «nos enfants» : ce sont les vôtres. Les enfants issus d'autres milieux sociaux que la bourgeoisie n'ont pas pour aspiration de travailler à la banque, devenir avocats d'affaires ou parier des actifs sur les marchés ; ils n'ont pas d'actifs à parier. Les enfants du Lycée de campagne où je travaille ont envie d'être médecins, vétérinaires, journalistes, puériculteurs, informaticiens, ingénieurs, ouvriers qualifiés, agriculteurs, chercheurs, etc.


Même lorsque, un instant, vous croyez vous prendre à parler du monde, vous ne parlez encore que de vous. Et ça n'est pas abstraitement le monde, le problème. C'est vous. Votre hollandisme. Votre classe. Vos intérêts.


S'il vous était arrivé de parler du monde, peut-être auriez-vous été un moment imprégnés du sens et de l'urgence politique des problèmes que vous effleuriez de vos mots creux. On ne vous aurait pas retrouvés dès la scène suivante partis vous rouler à nouveau dans votre confort matériel et culturel, à vous sentir redevenus de belles personnes parce que vous vous offriez des livres, à n'en avoir plus rien à foutre et à cultiver votre jardin.


Il y a incommensurablement plus de politique dans n'importe quelle minute d'un film comme En Guerre qu'il n'y en aura jamais dans cent heures de ce genre de bluettes bourgeoises. Et par conséquent, plus de pensée aussi. Le plus gênant ici reste que le niveau de réflexion philosophique apporté par le personnage d'Alice soit d'une pauvreté conceptuelle et d'une superficialité si atterrantes. Au pire, Nicolas Pariser, faites comme votre Maire : adjoignez-vous les services d'une philosophe pour relire votre scénario, l'enrichir et vous conseiller ! Lorsque Woody Allen fait dire au professeur de philosophie de L'Homme irrationnel de vastes banalités à peine dignes d'une leçon de classe de Terminale, ça n'est pas grave, car la teneur de son film est ailleurs, dans la romance et dans le suspense. Vous, vous proposez de faire de la pensée le cœur de votre film. Vous ne pouvez vous permettre de penser si peu.

trineor
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le 22 oct. 2019

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