Les deux visages de Matthieu Pigasse, Dr Money & Mr Cool

« Sans peur ni limite » : c’est le credo de Matthieu Pigasse, banquier énarque qui se dit de gauche, punk et antibourgeois. À Paris, il dirige la puissante banque Lazard tout en investissant dans des journaux comme Les Inrocks, Le Monde et L’Obs. Quelle est la part d’imposture ? À quoi tient son système ? SOPHIE DES DÉSERTS a enquêté sur ce grand voltigeur dont le meilleur ennemi a pour nom Macron.
Les deux visages de Matthieu Pigasse Dr Money  Mr Cool
MIGUEL MEDINA / AFP

Le teint est pâle, presque translucide en ce vendredi de mai. Dehors, Paris frétille aux terrasses, tout heureux du soleil et de la victoire de Macron. Matthieu Pigasse, lui, semble accablé. Il s’avance dans l’une des immenses salles de réunion de Lazard, la prestigieuse banque d’affaires qu’il dirige à Paris, au 121, boulevard Haussmann. Lancer machinal entre les chaises vides : « Alors, la vie est belle ? » Il s’excuse du retard, décapsule un Coca, mandibule assoiffée, corps tendu dans le costume Dior. La fatigue, sans doute... Ses adorables secrétaires nous avaient bien dit que l’agenda débordait, qu’il fallait jongler sans cesse entre les rendez-vous et les déplacements au bout du monde, qu’elles se demandaient chaque jour « comment Matthieu tient ». Le patron, lui, ne se plaint de rien. Il ferme les yeux comme pour se recentrer, puis déroule joyeusement son numéro, celui qu’il sert si souvent aux journalistes : citations de Michaux et de Camus, ses maîtres, minute provoc’ avec un « sac à vomi » ­– son expression préférée pour qualifier tel ancien ministre –, pause rock avec The Clash, ses idoles, et un obscur groupe punk. « Vous ne connaissez pas ? Attendez, écoutez... » Sous les portraits à l’huile des vieux fondateurs de Lazard, son iPhone crache une musique inaudible : « Génial, hein ? »

« Banquier punk », c’est ainsi qu’il se vit et qu’il se vend à longueur d’articles. Rebelle né en mai 1968, énarque échoué dans une banque d’affaires, mais de gauche, toujours, en lutte contre « le système », devenu, par amour de la presse, propriétaire des Inrockuptibles, de Radio Nova, actionnaire du Monde, de L’Obs, de Courrier international, de Télérama... Un petit empire, en somme, bâti l’air de rien, entre deux deals gigantesques. Présentée comme ça, l’histoire paraît simple, trop simple pour comprendre l’ascension de cet ovni qui raconte si bien l’époque, ce grand enfant pressé, mondialisé, naviguant sans barrières, la rage au cœur et les poches pleines, entre le business, les médias et la politique. Saint-Simon se serait régalé. Matthieu Pigasse touche à tous les pouvoirs. Le grand public ne l’appréhende qu’à travers ses apparitions télévisées, quand il promeut ses livres ou donne des leçons aux gouvernants. Personne ne sait bien d’où il parle. Le petit milieu parisien se demande toujours s’il tient du génie ou de l’imposture. Sur Pigasse, tout se dit, tout circule, même ces rumeurs lui prêtant, lors des dernières élections, des ambitions élyséennes et une solide inimitié avec le président Macron, son double en plus jeune. Un autre banquier énarque, négociateur habile et séducteur hors pair, couvé dans les mêmes sphères. Plus Jupiter s’envolait dans les sondages, plus le roi de Lazard s’affairait, accélérant ses investissements sur le Web (avec Cheek Magazine, le site d’information féminin), dans la télévision (avec la chaîne Viceland, l’antenne préférée de la génération Y, lancée en France fin 2016), la musique (avec Rough Trade, label indépendant mythique à l’origine du succès de The Smiths), sans compter le rachat du festival Rock en Seine. Il se lançait aussi dans l’audiovisuel, grâce au fonds d’investissement à 250 millions d’euros constitué avec l’empereur de Free, Xavier Niel, et baptisé d’un nom très Guerre des étoiles, Mediawan. « Nous allons créer un grand groupe de contenus européens. Nous produirons des images, des émissions, des documentaires, des films d’animations... À terme, nous concurrencerons Amazon et Netflix », nous prévient-il lors de notre premier rendez-vous. Au bout d’une heure, on avait déjà le tournis.

Après quoi court M. Pigasse  ? Qui est-il  ? Comment et à quoi tient son système ? Il a fallu des semaines pour décrypter ses univers, ses réseaux immenses, qui s’étendent des patrons du CAC 40 aux dirigeants d’Amérique latine, de Serge  July à Hedi Slimane et Rupert  Murdoch. Le banquier nous a ouvert les portes ; ses fidèles, un petit cercle qui le protège avec dévotion, nous ont parlé, comme ses opposants. Lui aussi s’est livré, au siège de Lazard toujours, sous le regard complice de celle qui gère sa communication, Élisabeth  Laborde. «  Ça le rassure que je sois là  », disait la jeune femme, également secrétaire générale de son groupe de presse, Les Nouvelles Éditions indépendantes, et nouvelle directrice des Inrocks. Elle écoutait. Et lui avait toujours ce petit sourire en coin, curieux­, joueur, un peu supérieur, qui semble dire  : «  Catch me if you can.  »

En amour, comme en affaires, rien ne vaut la conquête. Luc Besson sait qu’il ne résistera probablement pas longtemps aux avances de Pigasse et de ses associés. Au printemps, forcé de trouver de nouveaux capitaux, le mégalo génial du septième art, père de Lucy et du Grand Bleu, a bien failli leur céder sa société de production, Europacorp, avant de dénicher, in extremis, des investisseurs chinois. Matthieu Pigasse n’a pas dit son dernier mot. Il est aux aguets, attentif aux bénéfices de Valérian, ce film à 200  millions d’euros qui pourrait miner la fragile société du producteur-réalisateur. *«  Il faut savoir attendre, laisser décanter, jouer avec le temps * », indique le banquier soudain calme. C’est certain, il mettra bientôt un pied dans le cinéma. Dans ce secteur en crise, il y a tant d’emplettes à faire, comme Wild Bunch, la société qui a notamment produit The Artist, ou UGC, avec qui les discussions ont déjà commencé. Pigasse ne s’interdit rien. Il a ses antennes partout. Il connaît bien les frères Seydoux, rois de Gaumont et de Pathé, et le célèbre agent Dominique Besnehard, fondateur de la société Mon Voisin, productrice de la série Dix pour cent. Il est ami avec Sean Penn et Oliver Stone, qu’il fréquente régulièrement à Paris ou à Hollywood. Le cinéma engagé l’intéresse presque autant que la téléréalité. Ces nuits où il ne dort pas, quand il peine à lire, il regarde en boucle des émissions qui lui lavent la tête, «  Les Anges  », «  Les Marseillais à Miami  », les pitreries de Cyril Hanouna. Une autre idée de la culture. «  C’est du manga, du vide absolu, ça me fascine, dit-il. C’est aussi important pour comprendre la société dans laquelle on vit.  » Un jour, sans doute, il rachètera le site de Jacquie et Michel, les rois du porno amateur sur lesquels il peut disserter des heures. Il produira un spectacle avec Britney  Spears ou Paris  Hilton qu’il adore. Chez Lazard, ça n’étonnerait personne.

Entre Fabius et Jean-Claude Duss

« Évidemment, Matthieu est un original  », observe Bruno Roger, 84  ans, l’ancien dirigeant de la banque d’affaires à Paris. Crinière blanche et sourire fine lame, ce grand chiraquien passionné d’opéra ne regrette pas d’avoir recruté Pigasse en 2002, sur les conseils d’Alain  Minc. «  C’était l’évidente  », dicte-t-il. Ses qualités sautaient aux yeux  : esprit vif, bûcheur, bon réseau, sens inné du contact. L’énarque n’est pas dans le moule  ; il prétend «  vomir  » les bourgeois, exècre les cravates et les repas d’affaires. Il n’est pas non plus de son bord politique – très bien, ça peut servir. Pigasse a d’abord conquis Dominique Strauss-Kahn, dont il fut, en 1998, le conseiller technique, avant de devenir, deux ans plus tard, le directeur adjoint de cabinet de Laurent Fabius, ministre de l’économie. À l’époque, il disputait le concours de celui qui faisait le plus de fiches, fonçait dans le Nord, un dimanche, pour aller convaincre un député communiste de voter une loi sur l’épargne. Il était sur tous les gros dossiers du moment (privatisation du Crédit lyonnais, de France Télécom, de Thomson-CSF, création d’Areva, fusion Vivendi-Universal...), se créant ainsi des contacts dans tous les secteurs économiques. «  C’était un garçon extrêmement créatif – et je pèse mes mots –, insiste aujourd’hui Fabius, dans les somptueux bureaux du Conseil constitutionnel qu’il préside. Matthieu trouvait des solutions à tout. Il était combatif, pas prétentieux, énergique.  » Pigasse restera attaché à ses deux mentors politiques, les seuls qui trouvent grâce à ses yeux. Hollande, lui, a voulu le piéger à l’oral de sortie de Sciences Po avec une question «  à la con  » («  Vous avez employé le mot “paradigme” : savez-vous ce que ça veut dire  ?  »), puis il lui a refusé l’investiture du PS aux législatives de 2001, dans une circonscription de l’Aisne. Et son ami, Jean-Pierre Jouyet, alors directeur du Trésor, n’a pu lui trouver un poste acceptable quand il a fallu se recaser après la débâcle jospinienne l’année suivante. «  Mais utilisez-moi  ! Je peux tout faire !  » fulminait Pigasse dans son bureau minuscule. Humiliation suprême qu’il n’oubliera jamais. L’animal a la rancune tenace.

«  Renoncer à servir l’État a été un vrai déchirement pour Matthieu  », relève l’ami Nicolas Théry, son ancien professeur à l’ENA aujourd’hui président du Crédit mutuel. En 2002, Pigasse est courtisé de toutes parts dans le privé, pour rejoindre Publicis ou de grands groupes industriels comme Schneider, mais la commission de déontologie de la fonction publique pourrait lui chercher des noises  : il connaît trop bien les dossiers depuis son passage à Bercy. Il hésite, consulte l’oracle des jeunes ambitieux, Alain Minc. «  Matthieu vient me voir pour me demander conseil, se souvient le consultant un matin de juin, dans ses luxueux bureaux de l’avenue George-V. Avec son côté vif-argent, il me dit  : “Un jour, je ferai de la politique et je serai président de la République.” » Minc savoure son effet, lâche la suite avec gourmandise  : «  Cinq ans plus tard, un certain Emmanuel Macron me fera exactement la même confidence.  » Pigasse part gagnant, Minc conseille la banque d’affaires. Les horizons sont vastes, tout comme les promesses de fortune, idéal pour ouvrir toutes les portes.

Au 121, boulevard Haussmann, sous les lustres de Lazard, l’énarque observe. Autour de lui, les caïmans sont redoutables  ; ils ont pour nom Antoine Bernheim, alias «  le parrain des affaires  », Georges Ralli, l’as des OPA, Édouard Stern, ce trompe-la-mort qui finira assassiné par sa maîtresse dans une combinaison en latex. Surtout ne pas marcher sur leurs plates-bandes. Pigasse est fin stratège ; petit, il a joué au Risk des nuits entières, même s’il aime se comparer à Jean-Claude Dusse, le loser des Bronzés adepte du célèbre «  sur un malentendu, ça peut marcher  ». Il jette son énergie sur une activité délaissée chez Lazard  : le conseil aux gouvernements étrangers pour la gestion de leur dette. La petite équipe emmenée par Michèle Lamarche, pilier de la maison, a besoin d’être réveillée. Pigasse décroche une star  : l’économiste Daniel  Cohen, un proche de DSK, ponte de Normale sup’, spécialiste de la dette unanimement reconnu, de l’OCDE à la Banque mondiale. *«  Matthieu m’a convaincu qu’il était plus intéressant de conseiller des pays en crise plutôt que d’être du côté des institutions  », confie au téléphone l’économiste et essayiste, également chroniqueur à L’Obs. Le contrat de consultant de Lazard lui permet de rester dans l’ombre, grassement rémunéré, sans écorcher son vernis de professeur. Grâce à lui, Pigasse remporte de nombreux mandats  : en Argentine d’abord, avec une dette de 100  milliards de dollars à restructurer, au Venezuela, en Équateur, où le président Rafael Correa menace les créanciers de ne plus les payer. «  J’ai gagné toutes les batailles de l’altermondialisme  », osera le banquier dans la presse. «  Matthieu convainc les dirigeants de ces pays qu’on peut vraiment les aider, rappelle Daniel  Cohen. Il a cette capacité à instaurer un rapport de confiance. Dans les négociations, il est déterminant. * » Pigasse ne se noie pas sous les problèmes techniques  ; il surligne dans l’avion les notes préparées par son équipe, qu’il ingurgite en piochant des bonbons Haribo (Air France, dont il est l’un des plus gros clients, veille à ce qu’il n’en manque jamais). Sur place, il trace les grandes lignes, esprit condensé, humour ravageur mâtiné d’idéaux. « Hop, hop, hop  », dit-il en remontant en classe affaires. À chaque périple, à Bahreïn, au Nigeria, au Kazakhstan... des liens se tissent avec les autorités locales et les entreprises, générant sans cesse de nouveaux contrats. Pigasse se fabrique ainsi des amitiés, comme celle de Maximilien Arvelaiz, ce jeune Franco-Vénézuélien, ex-conseiller de Chávez, chargé de porter à l’étranger la «  revolución  »  ; un autre touche-à-tout qui deviendra par les hasards de la vie bras droit d’Oliver Stone et intime de Jean-Luc Mélenchon. De passage à Paris, fin juin, Arvelaiz confie dans un café du Quartier latin  : «  Matthieu est un passeur. Sans cesse, il met des gens en relation. Il a un côté “connecting people”.  »

En France, le banquier décroche ses propres clients, comme Georges Plassat (Carrefour), Christophe de Margerie (Total), Jean-Paul Agon (L’Oréal), Serge Weinberg (futur président de Sanofi) et même Rupert Murdoch, le fondateur du géant des médias News Corporation (The Wall Street Journal, The Sun, The Times, Fox News, 20th Century Fox... ) qui le nommera au conseil d’administration de la chaîne Sky. «  Il est venu me voir, out of the blue, raconte Pigasse en forçant son anglais franchouillard. Il m’a dit  : “Matthew, I’d like to buy Free.”*  »*Xavier Niel, le propriétaire, n’a aucune envie de vendre son entreprise, mais il reste en contact avec ce jeune banquier sans manières qui partage son envie de bousculer l’establishment. Il lui achète quelques start-up, sans imaginer qu’ils s’associeraient un jour. C’est un autre patron qui fait décoller Pigasse, Francis  Mayer, le directeur de la puissante Caisse des dépôts et consignations, bras armé de l’État quand il s’agit de sauver ou de renforcer un groupe français. Cet énarque atypique, fils d’agriculteurs, tombe sous le charme du cador de Lazard. Il l’invite chez lui, le voit le week-end, lui confie ses principaux dossiers. Ensemble, ils règlent le sort d’Ixis, une filiale de gestion cédée à la Caisse d’épargne et à son patron Charles  Milhaud contre 35 % du capital de «  l’écureuil  ». La confiance est totale jusqu’au jour où Francis Mayer apprend que son jeune ami Pigasse négocie en secret avec son rival, Milhaud, le rapprochement de la Caisse d’épargne et de la Banque populaire. L’amertume est d’autant plus forte qu’alors, il est gravement malade. «  Mayer l’a découvert sur son lit d’hôpital en 2006, quelque temps avant sa mort, relate un proche. Il s’est senti trahi.  » Les affaires sont les affaires. Le banquier roule désormais pour Milhaud, le patron de la Caisse d’épargne, qu’il réussit à convaincre – à l’étonnement général – d’entrer au capital de Lazard lors de son introduction à Wall Street au printemps 2008. Coup de maître  : ce gros investisseur institutionnel, rassurant pour le marché, est un allié précieux.

Au siège, les Américains applaudissent. «  C’est comme ça que Matthieu Pigasse s’est fait connaître et qu’il est passé devant tout le monde  », soupire un ancien rival. Bruce Wasserstein, le patron de Lazard à New York, comme son successeur Ken  Jacobs poussent ce Frenchie qui veut révolutionner la vieille maison, casser les baronnies, insuffler partout l’esprit «  commando  ». À lui Lazard Paris. Pigasse triomphe grâce à l’appui de son «  lieutenant-­colonel  », comme il l’appelle, Jean-Louis Girodolle, l’ami fidèle depuis les bancs de Sciences Po, bras droit solide en coulisses. «  À 20  ans, il avait déjà cette morale de l’effort presque philosophique, souffle l’élégant quadragénaire. Quand Matthieu s’intéresse à quelque chose, il est quasi militaire. »**« No fear, no limit  », répète-t-il à ses troupes avec son goût des formules toutes faites.

Mariage annulé en couv’ de Closer

Trois mots, «  lost in translation  »  : c’est ce qu’il écrit souvent à ses parents quand il débarque, à Tokyo ou à Shanghai, ses yeux myopes perdus dans la foule. «  C’est la dixième fois que tu me fais le coup  », répond alors son père par e-mail. Il aime tellement mieux le voir apparaître au bout de son jardin de Regnéville-sur-Mer, ce petit village du Cotentin. «  Parfois, Matthieu se pose là, devant la maison, en hélicoptère  », confie Jean-Daniel Pigasse, mêmes traits au couteau mais hâlés, polis au grand air. Dans son pull Saint James, il désigne la pelouse qui descend jusqu’à la mer turquoise. Le père, mi-gêné mi-fier, prend soin de préciser que «  c’est juste pour gagner du temps, Matthieu n’est pas bling-bling  ». Il possède une maison à Boulogne-Billancourt, une autre pas loin, dans la campagne des Mesnuls, part souvent l’été aux États-Unis (une année dans les Hamptons, la région balnéaire huppée des New-Yorkais, il a défrayé la chronique pour avoir refusé de payer la location d’une villa jugée pas au niveau du prix demandé). Ici, le banquier ne vient qu’en coup de vent, humer les premiers parfums de l’adolescence. Regnéville apparaît toujours dans ses récits, comme s’il y avait grandi. Il n’y a pourtant passé que trois  ans.

En 1978, Matthieu a 10 ans quand Jean-Daniel Pigasse décide d’exiler les siens dans une austère longère, très loin du VIIe arrondissement de Paris où la famille avait vécu jusque-là, entre l’église et les scouts. Le cadre, en difficulté professionnelle, a trouvé un poste à l’hebdomadaire La Manche libre comme secrétaire général. Changement de vie, mère résignée, père colère souvent reclus dans ses silences et les sonates de Bach. Il y eut des brisures. L’aînée a fugué à Paris. Matthieu, lui s’est rebellé dans ces étendues sauvages  : balades à la voile, rock avec son groupe Les Mercenaires du désespoir, appétit d’oiseau, orgie de livres. «  Il lisait tout puisqu’il ne dormait pas, déjà, se souvient Jean-­Daniel Pigasse. Il m’a ainsi fait découvrir Baudelaire. Nous avons très tôt eu de vives discussions politiques. J’étais de gauche, lui assez anarchiste. Cet enfant était hors norme. C’est ce que je disais aux professeurs qui me convoquaient chaque année.  » Matthieu n’a jamais pu écrire en lettres attachées et aujourd’hui encore il ne s’exprime qu’en majuscules. Les bulletins soulignaient son insolence, au collège de Coutances comme au lycée parisien Camille-Sée où il a poursuivi sa scolarité quand le père, ayant retrouvé un gros poste chez Thomson, a réinstallé la famille dans une maison du XVe arrondissement de Paris. Jean-Daniel Pigasse a toujours cru en son fils, qui a décroché Sciences Po puis l’ENA où lui-même avait échoué. Et il a vite su que la banque ne serait qu’un tremplin. Matthieu le lui a dit, un soir, devant la baie turquoise : *«  Je veux gagner de l’argent pour racheter des journaux. * » Le père a souri. La presse, c’est une histoire de famille  : lui écrivait des éditoriaux dans La Manche libre  ; son frère, Jean-Paul, a été directeur de la rédaction de L’Express en 1985, avant de fonder Les Nouvelles de Brazzaville, au service de l’autocrate du Congo, Denis Sassou-Nguesso. La sœur de Matthieu, a travaillé à Actuel, son frère à Public, son cousin au Figaro. Et la mère de ses enfants, Alix Étournaud, rencontrée sur les bancs de Sciences Po, a écrit dans Marie Claire. Le banquier aime les journalistes qu’il utilise, balade et nourrit depuis ses débuts à Bercy. Il a aussi côtoyé leurs patrons, au gré des accords négociés auprès de la banque Lazard, comme la recapitalisation de Libération par Édouard de Rothschild, et celle des Inrockuptibles qu’il a fini par acheter. L’hebdomadaire culturel sera son «  navire amiral  », comme il dit, le socle du groupe de presse qu’il veut constituer. «  J’ai eu l’intuition très tôt, assure-t-il, que la guerre se ferait sur les contenus.  »

Un jour de 2009, le journaliste Bernard Zekri reçoit un coup de téléphone  : «  Ça t’intéresse, Les Inrocks*  ?  »Marie Drucker, avec qui il a travaillé à I-Télé, prospecte alors pour son amoureux, Matthieu Pigasse, qui veut relancer l’hebdomadaire diffusé à moins de 35  000 exemplaires. Zekri l’iconoclaste, décrouvreur du rap, ex de Canal +, proche de Jamel Debbouze, est séduit par le personnage et par son projet de créer un « news magazine générationnel indépendant, rebelle à l’ordre établi ». «  Matthieu, dit-il, c’est une espèce de risque incarné, un sale môme attachant. Il lit beaucoup – les journaux américains aussi. Il veut introduire de l’audace, de la transgression.  » Par certains côtés, le banquier lui rappelle son mentor, Jean-­François Bizot, le richissime et bouillonnant patron d’Actuel disparu en 2007, fondateur de Nova, la radio qu’il rachètera sur ses conseils. Comme toujours, Pigasse veut aller vite, balayer les grandes lignes sans s’attacher aux détails, quitte à commettre des erreurs comme la nomination d’Audrey Pulvar à la tête de la rédaction, source de nombreux départs. Entre deux deals et un projet de livre sur la crise financière avec Gilles Finchelstein, sa plume d’alors, il débarque aux Inrocks. Il pousse les jeunes. Les couv’ ­anti-Sarko l’enchantent, tout comme ce projet de concert sauvage place Beauvau contre le ministre de l’intérieur Claude  Guéant. «  Go, go  », lance-t-il, pourvu qu’il ait le sentiment de vibrer. En patron de presse, Matthieu s’éclate. Enfin, les journaux parlent de lui. Il travaille son personnage, peaufine son image. Elle ne lui est plus insupportable depuis qu’il s’habille en Dior. *«  Mon ami Hedi Slimane a révolutionné mon rapport au corps * », confesse-t-il un jour, en picorant trois asperges sauce mousseline dans la salle à manger lambrissée de Lazard. Il s’affame, jeûne, en répétant qu’il *«  refuse la jouissance de la nourriture  *». Il lit Cioran, s’abrutit de jeux vidéo. *«  Toi et moi, c’est pour la vie * », écrit-il à des collaborateurs qu’il oubliera vite. Dans l’instant, il le pense. Cet été 2009, il s’envole en Jet, avec sa bande, aux Eurockéennes de Belfort. Comme toujours, Matthieu Pigasse ne danse pas, ne boit pas, juste quelques gorgées de bière pour faire semblant. Il est dans la fosse, sous son sweat à capuche, pris par la musique, sous contrôle.

Le scoop surgit en couverture du magazine Closer le 19  septembre 2009  : *«  Marie Drucker abandonnée la veille de son mariage. * » Tout était prêt. Les cartons partis, réception organisée par un wedding planner au Relais & Châteaux L’Oustau de Baumanière, aux Baux-de-Provence, TGV spécial affrété par Michel Drucker en l’honneur de sa nièce. Mais au dernier moment, Monsieur Pigasse s’est désisté. Le banquier est secret, sa vie à tiroirs. Seule une poignée d’intimes connaissaient son projet de mariage, dont Pascal Houzelot, le patron très connecté de Pink TV, témoin désigné, qui organise à l’époque des rencontres avec Pierre Bergé. Pigasse veut convaincre le fondateur de Saint Laurent de racheter Le Monde avec lui. Quelques jours avant les noces, il a tout de même averti ses parents qu’il allait se marier. Sa compagne, Alix Étournaud, n’en savait rien  : elle portait leur troisième enfant. Elle racontera tout dans un livre ravageur pour Pigasse, saisi en grand narcissique pipeauteur. Le texte paraît sous le titre Mieux vaut en rire (JC Lattès, 2011). C’est aussi le parti pris du banquier. Il finit par épouser la mère de ses enfants dans l’intimité, à la campagne. *«  Je préfère laisser Matthieu faire son propre storytelling * », nous écrit-elle un soir par e-mail, du Maroc où elle lance Le Huffington Post Maghreb. Le matin même, un dirigeant, client de Lazard, nous avait dit  : «  Étrange, même quand il nous roule, on pardonne tout à Pigasse.  »

C’est chez Kinugawa, un restaurant japonais près de l’Opéra, qu’il a reçu, en 2010, le SMS de Xavier  Niel  : *«  J’en suis !  *» Le fondateur de Free rejoint ainsi le duo que Pigasse a constitué avec Pierre Bergé pour s’emparer du groupe Le Monde. Ce fut le coup décisif, l’année où il emporte aussi la direction de Lazard. Le Monde le pose dans les cercles des pouvoirs, à Davos comme à New York et à Hollywood. L’alliance avec Niel va décupler sa force de frappe et d’abord sa capacité d’endettement. Pigasse sait ce qu’il doit à Niel mais il ne supporte pas que l’on dise dans Tout-Paris que son associé le finance. « Rien n’est plus faux  », s’agace-t-il. Ces deux-là ne jouent évidemment pas dans la même cour, même s’ils ont chacun un de leurs enfants dans la même classe d’un lycée du XVIe arrondissement. Niel galope devant avec ses millions mais Pigasse va au front. C’est lui, la grande gueule, lui, qui fait du charme aux journalistes et des discours truffés de citations littéraires. Il y a, au-delà des jalousies et des agacements réciproques, un vrai partage des rôles. «  Nous sommes un couple parfait, jubile Pigasse, un après-midi, en imitant “Xavier” en maître Yoda moelleux en apparence mais redoutable. Il m’a appris tant de choses, et notamment la nécessité de ne jamais lâcher le pouvoir, de ne jamais diluer son capital. Nous nous équilibrons mutuellement.  » Quelques jours plus tard, jeudi 8  juin, le patron de Free s’amuse de cette métaphore conjugale. Chemise en lin, sourire matois, il est assis en haut de son empire, près de la Madeleine, vue sur Paris plein soleil, officiers de sécurité en éveil. Quand on lui demande s’il se sent reconnaissant envers Pigasse de lui avoir apporté Le Monde, ses yeux s’étonnent. «  Matthieu a eu l’idée de départ, c’est vrai. Après, il faut mettre les mains dans le cambouis, discuter avec la Société des rédacteurs [SRM], plonger dans les comptes, rationaliser et surtout avoir une stratégie pour que l’entreprise retrouve une profitabilité... » Pigasse, lui, est déjà sur le coup suivant. Il délègue à Louis Dreyfus, son homme de main pour la presse. Quelques marottes tout de même  : l’accélération numérique, évidemment, et l’idée d’un développement en Afrique qu’il impulse au même moment chez Lazard. «  Un jour, on a appris le projet d’une impression du journal au Congo par un certain Jean-Paul Pigasse, raconte Alain Beuve-Méry, le président de la SRM. On s’en est alarmé. La discussion n’est pas allée plus loin et nous n’avons jamais évoqué ce point avec Matthieu Pigasse, qui est, parmi les trois actionnaires, le moins investi dans la vie du journal.  » Le banquier s’est tout de même endetté personnellement à hauteur de 10  millions d’euros pour s’offrir le journal. Un pari, même s’il gagne largement autant en un an chez Lazard, avec une fiscalité réduite (seule une partie des revenus des associés sont imposés en France, grâce aux dispositions fiscales particulières accordées à cette banque américaine). «  Moi je n’ai pas les moyens de Niel, rappelle Pigasse. À mon échelle, c’est un risque énorme.  » C’est vrai, mais Le Monde est sans prix dans la conquête du pouvoir.

L’envie de politique bouillonne. En 2007, Pigasse a soutenu mollement Ségolène Royal, après lui avoir prodigué quelques cours d’économie, peu concluants, avec Daniel Cohen. Mais 2012 s’annonce radieux  : si DSK gagne, il rentrera à l’Élysée. *«  Matthieu, c’est le meilleur d’entre tous * », a toujours dit l’ancien directeur du FMI qui l’a intégré à sa garde rapprochée et le reçoit fréquemment à Washington. Le banquier se tient prêt. Ce 10  mai 2011, à la Bastille, il offre un grand concert avec Pierre Bergé, pour les 30 ans de l’élection de François Mitterrand. La foule est en liesse mais les caciques du PS passent sans le remercier. Il n’y a que Strauss-Kahn pour s’acoquiner avec ce drôle d’oiseau qui a vendu le PSG à Canal + et gère une partie des millions versés à Tapie après un étrange arbitrage, comme l’a révélé le journaliste Laurent Mauduit. Qu’ils l’ignorent, Hollande, Aubry et les autres... cette gauche, c’est la lose, pense-t-il. Quatre jours plus tard, DSK explose en vol, au Sofitel de New York. Pigasse pleure. Il sera parmi les rares fidèles qui continueront à voir les Strauss-Kahn et à les épauler. Grâce à lui, Anne Sinclair prendra la tête du Huffington Post version française, lancé par Le Monde. DSK, lui, rencontrera le patron de Lazard, Ken Jacobs, a priori partant pour l’embaucher jusqu’à ce qu’éclate l’affaire du Carlton. *«  Sac à vomi  *», souffle Pigasse. Du bout des lèvres, il soutient Hollande.

Guerre sourde avec Macron

Ô rage  ! Son meilleur ennemi prend sa place à l’Élysée. Emmanuel Macron, un énarque, également poulain de Minc et de Jouyet, banquier lui aussi, ancien de chez Rothschild, la maison concurrente qui n’avait pas souhaité l’embaucher en 2002. Dix  ans de moins, même aplomb, même verrouillage interne, même art de la séduction mais moins voyant, moins clivant, moins offensif avec les femmes. Ces deux ambitieux se sont affrontés indirectement lors de la bataille Nestlé contre Danone pour le rachat de la division nutrition de Pfizer, une transaction à 9  milliards d’euros remportée sur le fil par Macron en avril  2012. Deux ans plus tôt, il avait perdu la face lors du rachat du Monde, roulant secrètement pour les adversaires de Pigasse (le camp Minc-Prisa) tout en prétendant conseiller amicalement la Société des rédacteurs. Le directeur de Lazard s’en était offusqué auprès de l’état-major de Rothschild, demandant la tête du traître. Macron l’a su, évidemment. Ses mots ont toujours été durs pour Pigasse, qu’il accuse, en petit comité, d’abuser du mélange des genres. Une fois nommé secrétaire général adjoint de l’Élysée, en mai  2012, il le déclare «  persona non grata  ». C’est une règle non écrite bien sûr, un œil noir quand il s’entend dire  : «  Eh oh, ton copain banquier...  » Pigasse peut bien essayer d’atteindre Hollande, de transmettre des messages  : rien ne passe. Entre Macron et lui, la guerre sourde continue, à coups de piques dans les cercles de pouvoir et dans la presse. En septembre  2012, Le Nouvel Observateur laisse entendre que Lazard aurait obtenu le mandat de création de la banque publique d’investissement grâce à ses liens avec ­Arnaud Montebourg, alors compagnon de la journaliste Audrey Pulvar, récemment nommée à la tête des Inrocks. La polémique enfle. Pigasse est persuadé que Macron n’y est pas étranger. Il est blessé, ce qui ne l’empêche pas de faire tourner les affaires, du conseil de L’Oréal pour le rachat des actions Nestlé en 2014 à celui de Vivendi pour la vente de SFR. Enfin, avec le remaniement ministériel, les portes du pouvoir s’entrouvrent. Grâce à son ami Stéphane Fouks, le patron d’Euro-RSCG, très lié à Lazard – en Afrique et en Amérique latine notamment –, Pigasse est enfin reçu à Matignon. Manuel Valls l’accueille par la grande porte le jour de son entrée en fonction. «  Manuel a compris qu’il était dommage de se priver d’un garçon qui a autant d’idées, confirme Fouks. Par ailleurs, il affirmait là son indépendance  : les gens bannis à l’Élysée ne l’étaient pas à Matignon.  » Soit, mais quelques mois plus tard, c’est Macron qui entre à Bercy.

Ça suffit d’attendre. Dans le plus grand secret, Matthieu Pigasse se prépare à l’Élysée. La défaite de la gauche aux élections municipales en mars  2014 et la montée du Front national l’ont convaincu qu’il fallait y aller. Dans les avions, en apesanteur, *«  l’endroit où je me sens vraiment bien * », il a griffonné un testament politique  : Éloge de l’anormalité (Plon, 2014). «  La crise est totale, économique, financière, morale, sociale et politique, écrit-il, au fil d’une démonstration convaincante. Nos démocraties sont épuisées, à bout de souffle... Il est temps de renouer avec l’exceptionnel.  » À mort les pleutres, place à l’audace, à l’ouverture sur le monde, à la jeunesse. C’est une charge terrible contre Hollande et, en creux, évidement, un portrait du candidat idéal  : lui-même. Pigasse se sent tout-puissant et il l’est  : quel autre patron de banque peut se payer ainsi le chef de l’État français, le traiter, sur toutes les ondes, de *«  nul  *», de «  ventre mou  »  ? L’ancien ministre des finances, Michel Sapin, se souvient s’en être offusqué à l’Élysée  : «  J’ai bien essayé de dire à François qu’il fallait réagir. En vain.  »

Chez Lazard, ça tousse à peine. Ken Jacobs, soucieux de préserver les bons rapports avec le pouvoir, demande à Pigasse un peu de calme... avant de le nommer responsable monde du département ultrastratégique des fusions et acquisitions. Décidément, tout marche  : rachat de Radio Nova, à la barbe de Patrick Drahi, entrée à prix réduit dans Le Nouvel Observateur rajeuni à la hache et rebaptisé L’Obs. «  Hop, hop, hop.  » À l’époque, le banquier fait même croire qu’il va sauver la Grèce. D’un coup de Jet, il s’est envolé à Athènes au lendemain de la victoire de Syriza, s’improvisant soudain défenseur d’un parti dont il avait, jusqu’ici, raillé le projet de «  raser gratis  ». Il se répand dans la presse, dénonce la politique d’austérité de Bruxelles, «  la barbarie à visage humain  », sans prendre le soin de rappeler que Lazard, conseil de la Grèce depuis 2010, a gagné 25  millions d’euros d’honoraires. Bientôt, après la démission de Yanis  Varoufakis, son seul soutien réel à Athènes, Pigasse devra laisser son mandat à Rothschild. L’épopée hellénique aura été brève. En attendant, le storytelling fonctionne. «  L’avenir de l’Europe se joue au 121, boulevard Haussmann  », écrit même The Wall Street Journal. Le banquier s’emballe pour ces dirigeants grecs «  jeunes et décontractés  » qui incarnent une «  nouvelle façon de faire de la politique et osent tout  ». Il s’y voit, lui aussi. Il lui faut un mouvement. Il réunit alors quelques proches, les strauss-kahniens, Gilles Finchelstein, Stéphane Boujnah, actuel patron d’Euronext, Frédéric Michel, lobbyiste en chef du groupe Murdoch, et son cousin, l’avocat Bruno Cavalié, fondateur du cabinet Racine, qui gère ses affaires. C’est lui qui est chargé de mettre en place la structure. «  On a travaillé comme des fous, en toute confidentialité. On avait le nom, révèle-t-il. Un beau nom : Premier jour.  » Xavier Niel est sollicité pour aider au lancement d’une plateforme numérique. Pigasse fait le même constat que Macron  : les partis traditionnels sont morts  ; il faut renouveler la classe politique, réformer l’État, renforcer l’Europe... Tout est là, en somme, avant même que le rival n’écrive son livre programme, avec ce titre, Révolution (XO éditions), le même titre au pluriel près que celui de l’ouvrage de Pigasse paru en 2012 chez Plon. Pourtant, le banquier, lui, peine à se mettre en marche. Il aurait fallu qu’il choisisse entre ses mille vies, qu’il cesse d’envoyer des textos kilométriques aux jolies filles, qu’il quitte Lazard, ce port en or qui lui permet d’être partout et nulle part. «  J’y étais prêt, dit-il un soir, éclair triste dans le regard. Mais moi, je n’avais pas l’assise, pas d’expérience de ministre. Tous ceux qui ont fait Macron m’ont bloqué. Bref, ça ne s’est pas fait.  » Ses amis ont compris que, soudain, il n’y croyait plus. Les e-mails se sont taris, les appels pressants ont laissé place au silence. C’est ainsi  : Matthieu s’éclipse. Chez Lazard, il peut disparaître quinze jours sans donner de nouvelles. Toujours, il réapparaît.

Un coup à 250  millions

À l’AMF, on n’avait jamais vu ça. Un montage financier au nom étrange, « Special Purpose Acquisition Company  » (ou Spac), comme une carte blanche donnée à des investisseurs, sur la foi de leur renommée. Pigasse a lancé l’idée, après avoir vu le producteur Stéphane Courbit la tenter, sans succès. Le patron des Inrocks a besoin de liquidités. Il est endetté jusqu’au cou. Son groupe de presse, Les Nouvelles Éditions indépendantes, lui coûte cher, même s’il refuse de dire combien et s’abstient d’en publier les comptes. «  Ça n’a aucun sens, plaide-t-il. Nous sommes en train de bâtir quelque chose.  » Il a bien fait entrer de nouveaux actionnaires, des clients de Lazard, WPP, géant de la publicité, et Reliance, le conglomérat d’Anil Ambani, l’un des hommes les plus puissants d’Inde qu’il a conquis. Mais il lui faut plus pour continuer son expansion dans les médias, pénétrer la télévision, le cinéma. Il sollicite de nouveau Xavier Niel. Banco, le milliardaire accepte de s’associer au lancement d’un Spac, baptisé Mediawan. «  C’était une bonne idée, dit-il. Matthieu m’a fait faire ce que j’avais jusqu’ici réussi à éviter  : un roadshow pour convaincre les investisseurs.  » Et voilà Niel et Pigasse partis à Londres et à New York, avec un troisième associé, pas Pierre Bergé, cette fois, mais Pierre-Antoine Capton, le producteur en vogue de Troisième Œil. «  Je ne parlais pas un mot d’anglais  ; je ne connaissais rien à la finance, sourit le jeune quadragénaire. Mais Matthieu vous fait confiance et vous porte. » Il fait le show sur scène, sous l’œil mi-exaspéré mi-envieux de Niel. Pigasse est en coulisses, poing levé pour soutenir le débutant  : «  No fear, no limit . » À l’arrivée, 250  millions d’euros levés et un bonus de 6 % pour chacun. Le trio jubile. Après avoir échoué à racheter à bas prix I-Télé et LCI, ils ont acquis le groupe AB et ses dix-neuf chaînes de télévision, en attendant d’autres acquisitions. Pigasse est vorace  ; il faut bien apaiser la rage.

Ses propres amis ont soutenu Macron, même ceux qui, comme Boujnah et Finchelstein, avaient planché sur son projet élyséen. Capton a produit le documentaire à la gloire du nouveau chef de l’État, diffusé sur TF1 au lendemain de la victoire. Niel et Bergé l’ont financé. «*  Tout ça a été un peu dur pour Matthieu * », note le patron de Free qui ne résiste jamais à titiller son associé sur le sujet. Et il y en eut, des batailles homériques par SMS. «  Macron, c’est l’expression la plus pure du système  », textotait Pigasse, en commentant, plein d’amertume et de fiel, la danse du nouveau couple présidentiel. Le sourire de Brigitte, mis en couverture de L’Obs, l’a désolé. «  A-t-on racheté ce journal, temple de la gauche intellectuelle, pour faire du sous-Paris Match  ?  » a-t-il torpillé par e-mail à ses associés. La discussion, légitime, n’a pas été plus loin. Avec Pigasse, les colères retombent vite, comme les emballements. Lui, il n’a finalement pas roulé pour Arnaud Montebourg, avec qui il a un instant imaginé une alliance lancée par une tribune dans Le Journal du dimanche. Sa préférence est allée à Jean-Luc Mélenchon, comme Les Inrocks, qui lui ont consacré plusieurs couvertures. Il y a eu plusieurs rencontres, des échanges mais pas d’engagement public, malgré l’insistance de Niel. «  Xavier aime bien me voir monter au front, confie Pigasse. Ça l’arrange. Il aurait ainsi pu dire que j’étais d’extrême gauche, qu’il y avait de la diversité au sein de ses associés. J’ai préféré le silence.  » Le dimanche du second tour, il s’est défoulé sur son terrain de tennis. Il n’a pas pris la peine de voter.

Ce soir estival, quelques jours après le sacre de Macron, on lui demande si, compte tenu de leur passé, de leurs amis communs, il a tout de même félicité le nouveau président. «  Alors là, vous me connaissez très très mal, gigote-t-il sur sa chaise, yeux rouges, épaules de travers. Comme dirait Camus  : “Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux.” » Sa communicante soupire, attendrie. Pigasse dit qu’il ne faut pas oublier les 11  millions de Français qui ont voté pour Marine Le Pen, le chômage, la grogne tapie dans la France profonde. Attention au règne de l’énarchie à tous les étages, souffle l’énarque, l’opposition viendra de la rue. «  Moi, maintenant, à ma modeste place, par les médias, par la culture, avec mon groupe, en toute indépendance, je veux porter une autre voix. » Soudain, sous les traits tirés, réapparaît le sourire joueur  : «  Vous verrez, tout de même, il y aura un second round. L’histoire n’est pas terminée. »

Cet article est paru dans le numéro 50 (Septembre 2017) de Vanity Fair France**> Achetez le numéro ou abonnez-vous à Vanity Fair**